Rigas

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Rigas (ou Rhigas) dit Rigas Vélestinlis (en grec moderne Ρήγας Βελεστινλής) voire Rigas Féréos (Ρήγας Φεραίος) né à Velestino (Magnésie en Thessalie) vers 1757 et mort à Belgrade en juin 1798 était un écrivain, lettré et patriote grec.

Fils d'un commerçant aisé, il fit ses études à Zagora, puis, pour des raisons obscures, quitta la Thessalie pour Constantinople. Là, il poursuivit son éducation et entra au service des Phanariotes. En tant que secrétaire particulier, il accompagna l'un d'entre eux, Alexandre Ypsilántis en Valachie lorsque ce dernier administra la province danubienne pour l'Empire ottoman. Rigas y resta après le départ d'Ypsilántis, au service des élites de la région puis du nouvel hospodar Nikólaos Mavrogénis. Il partit pour Vienne en 1796.
Influencé par les idées de la Révolution française, il multiplia les écrits politiques au service de la démocratie, de la liberté et de l'indépendance des populations balkaniques opprimées par les Ottomans, comme son Thourios ou sa Nouvelle constitution politique. Il est considéré comme un véritable précurseur de la lutte d'indépendance de la Grèce.
Arrêté par les autorités autrichiennes, il fut livré aux Ottomans. Il périt étranglé à Belgrade dans la nuit du 24 au 25 juin 1798.

Il est le plus souvent appelé Rigas ou Rhigas, son prénom de baptême, courant dans la région où il naquit. Les noms de famille ne semblent pas avoir alors été en usage. Il ajouta, comme c'était la tradition pour les lettrés de l'époque, « Vélestinlis », du nom de son village natal de Velestino[1]. Il signa tous ces écrits et actes, publics ou privés, soit Rigas (Rhigas) soit Rigas « Vélestinlis ». Quant au Féréos (ou Pheraíos), du nom de la ville antique de Phères, située sur l’emplacement de Velestino, il a été utilisé par les savants grecs du XIXe siècle, défenseurs de la tradition antique et de la katharévousa, mais jamais par Rigas lui-même[2].

Portrait de Rigas.
Portrait de Rigas.

Sommaire

[modifier] Biographie

[modifier] Premières années

Rigas est natif de Thessalie, une des régions les plus prospères de Grèce au milieu du XVIIIe siècle : une grande plaine agricole fertile et des villages avec une proto-industrie textile, principalement la coopérative textile d'Ambelákia qui produisait des fils blancs et rouges. La richesse de la région lui permit de créer et d'entretenir des écoles où enseignaient des lettrés renommés et patriotes. L'existence de ces écoles était garantie par les « cadeaux » faits aux gouverneurs ottomans mais aussi par la protection que leur assuraient les klephtes qui vivaient sur les flancs du mont Olympe[3],[4].

Rigas naquit probablement en 1757[5]. Son père s'appelait Kyriazis et était un commerçant aisé de Velestino. La fortune paternelle permit à Rigas de faire des études. S'il alla à l'école primaire à Velestino, il partit rapidement pour l'école très réputée de Zagora dans le Pélion où il étudia les auteurs classiques (la bibliothèque de Zagora nous est parvenue et elle est extrêmement riche). Il fréquenta aussi la bibliothèque d'Ambelákia. Il rencontra lors de ses études de nombreux savants et érudits réfugiés en Thessalie. Au delà de la littérature classique, il s'initia aussi aux mathématiques[6],[2]. Il aurait peut-être déjà aussi appris des rudiments de valaque auprès des bergers nomades koutsovalaques qui s'étaient depuis longtemps établis dans la région[7].
Tout en continuant ses études, il aurait été instituteur du petit village de Kissos[2].

Rigas, après sa mort et surtout l'indépendance grecque, était devenu un héros national. De nombreuses légendes se créèrent alors autour de sa mémoire, faisant de lui une sorte de Guillaume Tell de la Grèce. Une de ces légendes les plus populaires et les plus courantes raconte pourquoi il dut fuir la Thessalie. Un jour qu'il marchait près de sa ville natale, il aurait rencontré un Turc qui lui aurait ordonné, à coups de fouet, de le prendre sur son dos pour lui faire traverser la rivière. Rigas aurait obéi. Mais, au milieu de celle-ci, il se serait retourné contre le Turc et après une longue lutte, se serait débarrassé de lui. Le Turc se serait alors noyé. Rigas aurait alors dû fuir. Une autre légende raconte qu'un dimanche matin, les Turcs auraient envahi l'église de Velestino lors de la messe. Ils se seraient emparés de tous les jeunes hommes pour les obliger à réaliser diverses corvées. Rigas aurait refusé, malgré les coups de fouet. Il aurait ensuite dû fuir la région. Dans les deux cas, il aurait d'abord trouvé refuge auprès des klephtes de l'Olympe, puis au Mont Athos avant de rejoindre Constantinople[8].
Ce qui est sûr, c'est qu'il quitta la Thessalie pour Constantinople à la fin de son adolescence. On sait aussi qu'il eut toujours des mots plus durs pour les Turcs de Thessalie auxquels il voua une haine implacable, ce qui pourrait corroborer la thèse d'un épisode tragique l'obligeant à partir. On sait aussi qu'il changea de nom définitivement lorsqu'il fut à Constantinople, adoptant le surnom de « Velestinlis », peut-être pour se cacher[8].

[modifier] Constantinople

Il dut arriver à Constantinople vers 1774 ; il aurait alors eu 17 ans[9]. Là, la potentielle fortune de son père lui aurait servi, puisqu'il aurait disposé de lettres d'introduction auprès des Phanariotes, personnages importants de la ville. Certaines sources suggèrent même qu'il en aurait eu une pour l'ambassadeur de Russie. Il est certain qu'il entra au service d'Alexandre Ypsilántis, alors grand Drogman, probablement d'abord comme précepteur ou compagnon des enfants du Phanariote puis comme secrétaire particulier[10].
Rigas continua son éducation à l'école du Phanar. Il développa sa connaissance des langues, nécessaire à ceux qui désiraient faire carrière dans l'administration ottomane : le grec, le turc mais aussi le français (la légende veut qu'il parlât et écrivît cette langue comme si elle était sa langue maternelle), l'allemand et le valaque[11]. Il aurait peut-être aussi appris l'italien. Auprès des Phanariotes, il s'initia à la politique internationale et aux subtilités de la diplomatie[12].

À la fin de 1774, Alexandre Ypsilántis fut nommé hospodar de Valachie. Cependant, Rigas ne l'y aurait pas rejoint immédiatement. Il serait resté à Constantinople auprès de Constantin Ypsilantis et de ses frères qui n'avaient pas encore fini leurs études, et qui servaient aussi d'otages au Sultan afin que leur père gouvernât convenablement la province où il avait été envoyé. Vers 1776, Constantin partit compléter ses études en Allemagne. Certaines sources supposent que Rigas aurait pu l'accompagner[13].

[modifier] Provinces danubiennes

[modifier] Les Phanariotes hospodars des provinces danubiennes

L'hospodar Alexandre Mourousi.
L'hospodar Alexandre Mourousi.

Les Phanariotes profitèrent de l'importance diplomatique et politique que leur conférait leur rôle de drogmans pour se faire attribuer des fonctions de plus en plus prestigieuses. Ils obtinrent ainsi le gouvernement des provinces danubiennes : Moldavie et Valachie. Les représentants des familles phanariotes se succédèrent au titre d'« hospodar » de l'une ou l'autre après 1711. Leurs amis et membres de la famille les accompagnaient et se partageaient les diverses fonctions gouvernementales. Certaines administrations furent corrompues et ne cherchèrent qu'à profiter de leur passage dans la région pour s'enrichir. D'autres profitèrent du fait que le pouvoir turc était loin pour encourager le développement des Lumières comme d'autres despotes éclairés du XVIIIe siècle ailleurs en Europe. Ils créèrent des écoles et des bourses pour encourager l'éducation ; ils organisèrent des imprimeries pour faire circuler les livres scientifiques, historiques ou philosophiques. Les Phanariotes reçurent le soutien des marchands grecs installés parfois depuis longtemps le long des voies commerciales nord-sud. Les villes y devinrent des centres de culture, hellénique mais aussi occidentale, et le grec ainsi que le français finirent même par s'imposer comme langues des élites grecques et locales[14].

[modifier] Rigas en Valachie

[modifier] Au service d'Alexandre Ypsilántis
Alexandre Ypsilántis, hospodar de Valachie.
Alexandre Ypsilántis, hospodar de Valachie.

La présence de Rigas en Valachie est attestée à partir de 1780. Les sources le placent cette année-là à Bucarest comme secrétaire particulier d'Alexandre Ypsilántis. Sa connaissance du valaque aurait été un atout dans l'obtention de cette fonction et ensuite dans son efficacité à l'exercer[7]. Elle lui permit aussi de se lier d'amitié avec des membres de chacune des trois élites de la région : les intellectuels grecs, les marchands grecs et les « boyards », l'élite locale[15].

Rigas fréquenta durant son séjour à Bucarest l'érudit phanariote Démétrios Cantartzis, un juriste. Celui-ci lui permit de compléter sa culture classique et sa connaissance du français. Il lui apprit aussi l'arabe. Cantartzis était un ardent défenseur de la langue populaire grecque dont Rigas embrassa plus tard la cause[16].

Dans son ouvrage consacré à Rigas en 1824, Nicolopoulo suppose que Rigas se serait alors engagé dans le commerce afin d'acquérir les moyens d'une existence indépendante. Cependant, cette affirmation est contredite par tous ces autres biographes. De même, l'historien roumain Xenopol dans son Histoire des Roumains de la Dacie Trajane de 1896, écrit que Rigas aurait créé dès 1780 sa Société des Amis avec déjà sa devise « Vive l'Amour de la Patrie ! » Ce fait n'est corroboré par aucune autre source. Au mieux, il est possible de supposer qu'il aurait pu s'agir d'une loge maçonnique[17].

En 1785, l'organisation révolutionnaire qui avait été organisée par les fils d'Alexandre Ypsilántis, principalement Constantin fut dénoncée au pouvoir ottoman. Les fils s'enfuirent en Transylvanie et leur père donna sa démission et retourna à Constantinople plaider sa cause, en arguant qu'il ignorait les projets de ses fils. On ne sait la part que prit Rigas dans cette organisation. On sait seulement qu'il était proche de Constantin Ypsilántis. Il était peut-être au courant ; il y participa peut-être, mais en ce cas de façon mineure. Toujours est-il qu'il ne suivit ni Constantin en Transylvanie, ni Alexandre à Constantinople. Il resta en Valachie. Il n'est pas certain qu'il soit entré au service des deux hospodars successeurs d'Alexandre Ypsilántis. Il aurait alors exercé la fonction de secrétaire particulier d'un grand seigneur de Valachie, dont le nom ne nous est pas parvenu. Il aurait ainsi pu poursuivre son éducation intellectuelle et littéraire[18].

On pense que lorsqu'Alexandre Ypsilántis dut s'enfuir en Moravie vers 1786 à la suite de la découverte de sa correspondance secrète avec Catherine II de Russie et Joseph II d'Autriche, Rigas aurait pu l'accompagner, ou seulement lui rendre visite. Ce séjour lui aurait permis de développer sa connaissance de l'allemand. Il était reproché à Ypsilántis son projet d'émancipation de tous les peuples des Balkans, réunis ensuite en un seul État. Rigas définit aussi plus tard ce genre de projet. Mais Ypsilántis envisageait de créer une monarchie avec à sa tête un des fils de Catherine II. À peu près au même moment, l'hospodar de Moldavie, un autre Phanariote Alexandre Mavrocordato, dut s'enfuir en Russie à cause d'une conspiration qu'il avait organisée contre l'Empire ottoman. Il aurait lui aussi mis sur pied une organisation secrète en vue du soulèvement national grec. De son exil russe, il continua d'œuvrer pour la cause grecque en publiant des ouvrages patriotiques et en créant des loges maçonniques et révolutionnaires. Ses écrits et projets ont été étudiés par Rigas lorsqu'à son tour il chercha à libérer la Grèce de l'occupation ottomane. De plus, Alexandre Mavrocordato était le protecteur et le bailleur de fonds de l'érudit grec Georges Vendotis qui avait créé à Vienne une imprimerie pour éditer les textes grecs classiques et un dictionnaire franco-italo-grec. Vendotis et Rigas étaient très proches et collaboraient[19].

[modifier] Au service de Nikólaos Mavrogénis
Nikólaos Mavrogénis
Nikólaos Mavrogénis

En 1786, un nouvel hospodar fut envoyé par la Porte : Nikólaos Mavrogénis. Il ne faisait pas partie des Phanariotes qui le considéraient comme un parvenu. Ses succès contre la Révolution d'Orloff et la protection d'Hassan, le Capitan Pacha devenu Grand Vizir lui permirent de devenir gouverneur de Valachie. Sa fidélité à l'Empire ottoman et ses victoires militaires dans la guerre contre l'Autriche dès 1786 lui valurent de devenir aussi hospodar de Moldavie, avec des pouvoirs quasi-absolus. L'année suivante, dans la guerre russo-turque, il se distingua à nouveau en tant que général en chef[20].

Rigas fut son secrétaire particulier et son homme de confiance. Cette situation pose des problèmes d'interprétation. Comment un proche de la famille Ypsilántis pouvait-il se trouver au service d'un de ses ennemis politiques ? Certains suggèrent qu'il aurait été placé là par Alexandre Ypsilántis afin d'espionner Mavrogénis[21]. Mais, ce dernier aurait-il été assez naïf pour ne pas voir une telle manœuvre ? Il est plus probable que Rigas disposait alors d'une réputation solide dans les élites danubiennes et que ses qualités linguistiques et littéraires en faisaient un candidat valable pour un tel poste. De plus, Mavrogénis n'avait alors rien à craindre des Ypsilántis en exil. Enfin, politiquement, Mavrogénis, francophile qui s'opposait aux États despotiques autrichiens et russes, plaisait à Rigas[22].

Nikólaos Mavrogénis nomma son conseiller Rigas au poste de gouverneur (« Caïmacam ») de la ville de Craiova, à l'ouest de Bucarest. Mais, Rigas continuait à exercer ses fonctions auprès de l'hospodar. Un épisode important se déroula alors que Rigas dirigeait cette ville. Le bey Osman Pazvantoğlu, en route vers le front russe, y passa à la tête de sa troupe. Il désira s'y ravitailler. Cependant, mécontent du peu d'empressement du fournisseur grec, il le fit bâtonner. Il s'avéra que le fournisseur était l'oncle de Nikólaos Mavrogénis. L'hospodar n'était pas connu pour sa mansuétude. Pazvantoğlu l'apprenant, prit la fuite déguisé en paysan pour sauver sa tête. Rigas lui-même le cacha et le protégea. Une amitié lia dorénavant les deux hommes[23],[24].

Dans sa traduction d’Anacharsis, Rigas écrit qu'il était à Giurgiu en 1788[6]. On sait qu'il commença alors à traduire l’Esprit des Lois de Montesquieu[25].

La guerre russo-turque tourna en faveur de la Russie. Les troupes commandées par Potemkine s'emparèrent de Jassy en juillet 1790. L'armée ottomane vaincue se replia au delà du Danube. Mavrogénis, accompagné de Rigas, la suivit. À Constantinople, le Grand Vizir Hassan avait été remplacé. Les Phanariotes purent recommencer à intriguer contre Mavrogénis. Le Sultan envoya un bourreau chargé de lui rapporter la tête de l'hospodar déchu. Rigas fut témoin de son exécution à Byala en Bulgarie en septembre 1790. Il aurait été marqué par les derniers mots du condamné : « Maudit celui qui servira fidèlement les Turcs ! ». Cette exécution aurait pu jouer un rôle dans le développement de la pensée politique de Rigas, son rejet de la dictature ottomane, sa conviction qu'il ne pouvait y avoir d'espoir au sein de cet empire et son intransigeance vis à vis de ceux qui servaient le Sultan, surtout ceux qui croyaient qu'il était possible de changer les choses de l'intérieur[26].

[modifier] Contacts avec les républicains français

Après la mort de Mavrogénis, de retour à Bucarest, Rigas ne prit pas de nouvel emploi. On sait cependant qu'il bénéficiait de la protection de personnages influents, Grecs et locaux. Il passa quelques années à travailler pour son propre compte. Il poursuivit ses activités littéraires et intellectuelles : traductions et essais philosophiques et politiques qu'il faisait publier ensuite à Vienne (l’École des amants délicats et Florilège de physique). Il chercha en 1791 à s'abonner au journal grec de Vienne, l’Ephiméris[27]. Si sa traduction de l’Esprit des lois de Montesquieu ne parut jamais, elle lui permit de continuer sa formation intellectuelle et politique[28].

Il commença aussi son activité politique. Il fut alors très proche de l'érudit Tournavitis, originaire comme lui de Thessalie. Quelques années plus tard, Tourvanitis était secrétaire particulier de Pazvantoğlu et chargé de toutes les négociations de ce pacha entré en rébellion contre le Sultan. Rigas aurait pu placer son compatriote auprès de son ami, peut-être comme « agent de liaison » afin de coordonner leurs actions potentielles. On lui prête une correspondance avec le ministre autrichien von Kaunitz afin d'obtenir que la cause grecque ne fût pas oubliée dans les négociations du Traité de Jassy. Il aurait aussi effectué de nombreux voyages dans les provinces autrichiennes : pour surveiller la publication de ses ouvrages, pour rencontrer des amis, des savants ou des commerçants grecs ou étrangers[29]. Il était ainsi à Trieste en 1794 puisqu'un peintre anonyme y réalisa son portrait[27].

La famille Stamaty par Ingres, Constantin est debout au centre.
La famille Stamaty par Ingres, Constantin est debout au centre.

Il aurait été en contact avec, voire aurait aidé, les agents que la Révolution française avait envoyés dans les provinces danubiennes pour y propager l'idéologie républicaine. Contacts et aides sont avérés par les documents à partir de 1795. Au moment où Rigas cherchait à partir pour Vienne, le consul d'Autriche à Bucarest dénonça à ses supérieurs les « amitiés » entre celui-ci et les Français, principalement « l'envoyé secret Gaudin ». Après l'arrestation de Rigas en 1798, l'ambassadeur d'Autriche à Constantinople rappela que Gaudin, alors secrétaire de l'ambassade de France dans la capitale ottomane, devait être au courant du complot. Rigas lui-même, après son arrestation, en appela au consulat de France à Trieste, pour obtenir une sorte d'immunité diplomatique en tant qu'ancien interprète du consulat français de Bucarest. Surtout, les liens furent étroits en 1796 entre Rigas et le chancelier du consulat français à Bucarest, un Grec, Constantin Stamaty[30]. Ce fut peut-être alors qu'il aurait été rémunéré comme interprète au consulat de France. Ce poste aurait plus été un moyen de lui assurer un revenu et une justification de relations avec les agents consulaires qu'une réalité : le grec et le français étaient des langues que pratiquaient toutes les élites alors à Bucarest[31].

[modifier] Vienne

Le 4 août 1796, Rigas quitta Bucarest pour Vienne. Les agents autrichiens en Valachie informèrent la police viennoise qu'un « certain Rhigas », « Grammatik » (pour « grammaticos » en grec, soit « secrétaire »), en contact avec des agents révolutionnaires français, donc un « homme suspect » contre lequel il fallait « prendre des mesures », entrait dans l'Empire. Cependant, la police n'agit pas immédiatement. Rigas ne dut pas sembler trop suspect. Dans la capitale autrichienne, il fit imprimer la quasi totalité de ses œuvres littéraires et politiques : Le Trépied moral, les Voyages du jeune Anacharsis en Grèce, sa Carte de Grèce pour lesquels on le voyait visiter bibliothèques et musées, compulser des livres rares et dessiner des monnaies. Cette activité, certes politique et dangereuse, n'alarma pas. Mais, Rigas avait alors d'autres activités[32].

Les activités secrètes de Rigas entre son arrivée à Vienne et son arrestation à Trieste sont difficiles à retracer. Les seules informations dont on dispose sont les rapports des interrogatoires après son arrestation, donc ce que lui et ses compagnons ont bien voulu révéler aux autorités autrichiennes[33].

Un premier problème se pose : pourquoi choisir Vienne comme centre d'une activité révolutionnaire, républicaine et opposée à la monarchie absolue quand l'Empire autrichien était favorable à l'Empire ottoman et ennemi acharné de la France révolutionnaire ? En fait, la capitale viennoise était un lieu d'intense bouillonnement politique et libéral. Tous les peuples de l'Empire (Croates, Tchèques, Slovènes, Polonais ou Hongrois, etc.) s'y retrouvaient et leurs intellectuels faisaient circulaient les idées nouvelles. Les sociétés secrètes y étaient légion, même si la répression était sanglante lorsque l'une d'elles était découverte. Rigas, qui y était déjà venu à de nombreuses reprises, y avait établi des contacts avec les milieux révolutionnaires et y avait été initié dans la franc-maçonnerie. Son rôle auprès des hospodars lui avait aussi permis de s'assurer la protection ou l'appui de personnalités politiques importantes. Enfin, Vienne était un des principaux centres de la diaspora grecque. Les commerçants grecs établis dans la ville étaient en grande partie patriotes. Ils œuvraient déjà à leur façon à la renaissance hellénique : ils finançaient des écoles grecques ainsi que les publications des érudits, comme Rigas. D'ailleurs, ce dernier, sans emploi réel, publia ses ouvrages, voyagea et vécut de façon très confortable. Il fut donc financé très largement par ses compatriotes, mais aussi, pense-t-on, par les agents français grâce aux fonds secrets du Directoire ou de Bonaparte. De plus, installé officiellement et légalement à Vienne, Rigas pouvait circuler librement dans tout l'Empire autrichien pour rencontrer d'autres Grecs de la diaspora à Budapest ou Trieste. Cette dernière ville surtout l'intéressait : elle lui semblait la porte qui lui permettrait de rejoindre Bonaparte en Italie pour lui exposer ses projets pour les Balkans[34].

[modifier] Une conspiration

Les Grecs de la diaspora à Vienne ne financèrent pas seulement les ouvrages, les voyages ou le train de vie de Rigas. Un des riches Grecs interrogés après l'arrestation de Rigas, Argentis, avoua avoir payé 1 000 florins vingt exemplaires d'un des livres de Rigas. Cette somme aurait permis de financer l'intégralité de la publication. Le Thessalien avait réussi à les convaincre de financer une véritable conspiration. Il commença par réunir de façon informelle les commerçants et les étudiants grecs de la ville afin de faire bouillonner ses idées lors de conversations forcément animées. Ces réunions étaient publiques, mais en parallèle, il mena une activité de propagande plus subtile à partir de rencontres individuelles où il mesurait le potentiel d'implication de son interlocuteur en vue d'un recrutement. Certains, une fois impliqués dans ce qui aurait dû déboucher sur une conspiration, voire une révolution, étaient alors chargés de la traduction, de la copie ou de la distribution, parfois à travers toutes les communautés de la diaspora, des ouvrages politiques clandestins de Rigas. D'autres profitaient de leurs relations pour contacter à Paris le Directoire ou Sieyès, le faiseur de constitution. Chacun faisait la liste de personnes sûres à contacter en Grèce même, soit en vue d'une action, soit pour un financement[35].

La justice autrichienne, après l'arrestation de Rigas, considéra comme « conspirateurs » tous ceux qui avaient eu connaissance du Thourios et qui ne l'avaient pas dénoncé[36]. Rigas chantait régulièrement chez ces « disciples » cet hymne guerrier, accompagné de musique qu'il jouait lui-même[37].

Les activités de Rigas eurent des conséquences inattendues. La diaspora grecque en Autriche était en grande majorité composée de commerçants. Il avait su si bien les convaincre que le moment de la libération nationale approchait et qu'elle serait aidée par la France de la Révolution et de Bonaparte (alors victorieux en Italie) que nombre d'entre eux commencèrent à liquider leurs affaires, voire à réaliser leurs actifs à perte afin d'être prêts à toute éventualité. Fin 1796, le ministère autrichien de l'Intérieur constatait que des « commerçants grecs faisaient banqueroute [à Vienne] et ailleurs, surtout à Constantinople, et partaient, emportant avec eux leur numéraire, pour les ports libres de l'Italie, afin d'y attendre la libération de la Grèce[38]. »

[modifier] La question de l'hétairie

Il est difficile de savoir si Rigas donna ou non une forme organisée à sa conspiration. Les biographes de Rigas ne s'accordent pas à propos de la création d'une véritable société secrète qui se serait appelée « hétairie ». Christophoros Perraivos, son premier biographe officiel et compagnon direct de lutte, se disait membre de l'« hétairie de Rigas », la « première ». Il s'agissait aussi pour lui de donner la préséance à ses activités politiques, et celles de Rigas, par rapport à celles de la bien plus célèbre hétairie, la Philiki Etairia très active dans les années qui précédèrent immédiatement la guerre d'indépendance grecque[39]. Dans les rapports de la police autrichienne, on ne trouve aucun indice montrant l'existence d'un société très organisée, mais, des conspirateurs, même découverts ne sont pas forcément prompts à tout révéler. Donc ces rapports ne peuvent constituer, sur ce plan, une preuve irréfutable. De plus, ils ne parlent que d'« une sorte de société[40]. » Nicolas Ypsilántis, un des fils d'Alexandre Ypsilántis et donc proche de Rigas, dans ses Mémoires évoquait « une confrérie très répandue [...] sous la loi du même serment », mais il la disait « retirée au fond des bois et des cavernes ». L'historien grec du XIXe siècle, d'origine phanariote, Rizo-Néroulo, parle de l'« hétairie fondée par Rigas»[41].

En fait, la plupart des auteurs du XIXe siècle évoquent plus ou moins directement une société secrète qu'ils appellent hétairie, quand les auteurs du début du XXe siècle doutent de son existence, faute de preuves probantes. Ainsi, il n'existe aucune trace d'un réseau d'initiateurs et d'initiés à travers le territoire grec ou les Balkans, alors que c'est la cas pour la Philiki Etairia postérieure. Les auteurs du XIXe siècle insistent sur deux preuves, irréfutables selon eux : le serment présent dans le Thourios (vers 31-40[42]) qui serait le serment de l'hétairie de Rigas et le sceau que Rigas portait toujours sur lui. Or, le serment devait être prononcé, selon le Thourios, plutôt en public et les mains dressées vers le ciel, le contraire d'un serment d'initiation dans une société secrète. Le sceau de Rigas, quant à lui, portait une inscription, inspirée par la Révolution française : « République hellénique, Liberté, Égalité » qui devait être la devise de la République que Rigas entendait créer, donc pas la devise d'une société secrète. Il semble que très souvent la confusion fût complète entre l'organisation (quelle que fût sa forme) de Rigas et la Philiki Etairia postérieure. Il est malgré tout une chose certaine, avérée par les traditions maçonniques : Rigas fut le fondateur à Vienne d'une loge appelée Confrérie des Bons Cousins dont le but était de faire de tous les sujets ottomans des frères avant de les libérer de la tyrannie. Cette loge créa des filiales à Bucarest et Belgrade avant la mort de son fondateur. Il pourrait aussi y avoir eu confusion entre la loge et une hétairie. À moins que la loge n'ait donné à Rigas l'exemple de l'utilité d'une organisation secrète. Une hétairie secrète n'était pas forcément non plus essentielle pour atteindre le but de la libération de la Grèce. La loge, insérée dans le réseau maçonnique, offrait plus de possibilités de contacts et de liens avec les autres libéraux et républicains européens qu'une société secrète uniquement grecque[43].

[modifier] Mort de Rigas

La tour Nebojša de la forteresse de Belgrade où Rigas fut emprisonné et exécuté.
La tour Nebojša de la forteresse de Belgrade où Rigas fut emprisonné et exécuté.

Il est mort, étranglé par les Ottomans à Belgrade dans la nuit du 24 au 25 juin 1798.

[modifier] Engagement politique pour l'indépendance de la Grèce

Rigas naquit et vécut durant la période d'occupation de la Grèce par les Ottomans. Il désirait que sa nation prît les armes et se soulevât contre l'Empire ottoman. Pour l'y amener, Rigas entreprit d'abord de redonner confiance aux Grecs, puis de leur faire accepter de sacrifier leur vie pour la liberté. Toute son œuvre s'y appliqua. Il insista sur le lien et la continuité entre la Grèce antique et la Grèce moderne. Il expliqua à ses contemporains l'héritage que leur avaient laissé leurs glorieux aînés : les anciennes villes grecques, la puissance économique et politique et la bravoure[44].

Pour faire passer son message, il usa de tous les moyens : littéraires, visuels et oraux, avec des traductions et des ouvrages politiques, avec une carte et des images et avec des chants comme le Thourios[44],[45].

Cependant, il faut nuancer l'importance politique réelle de l'œuvre littéraire de Rigas. Il ne fut pas seul à chercher à réveiller le sentiment national grec. D'autres savants et érudits y travaillaient alors à la même époque, l'un des plus célèbres fut Adamantios Coray. Sans sa fin tragique (et peut-être son Thourios), il aurait été classé parmi ces nombreux et un peu oubliés « Maîtres de la Nation » comme ils furent appelés plus tard. Son œuvre est en effet caractéristique d'un érudit des Lumières : issue d'une vaste culture encyclopédique mais marquée par le romanesque et bercée par des illusions[46].

[modifier] Œuvre littéraire

[modifier] La langue comme engagement politique

Rigas écrivait dans un style qu'il disait « naturel », sorte de démotique, afin d'être compris par l'ensemble de la population. Il désirait faire œuvre pédagogique pour faire disparaître les préjugés et les superstitions. Il écrivit, dans la préface au Florilège de physique, qu'il désirait « servir [sa] nation et non faire l'étalage de ses connaissances par l'accumulation de mots » pour satisfaire une petite minorité de gens éduqués[47]. Il s'opposait à d'autres savants et érudits grecs de son époque, comme Adamantios Coray, qui envisageaient une « régénération » linguistique en parallèle avec, voire avant, la régénération morale et nationale. Ils désiraient une langue pure, retournant au grec classique, épurée de ses emprunts au fil du temps à toutes les autres langues, et principalement le turc. Rigas voulait parler au peuple dans sa langue, celle qu'il comprenait. Sa Constitution était rédigée en « langue simple » et prévoyait (art. 53) que celle-ci serait la langue officielle de la Grèce régénérée[48]. Ce fut la langue « pure », katharévousa, qui fut choisie après l'indépendance.

Cependant, sa « langue simple » n'était pas tout à fait le démotique. Dans ses écrits, surtout dans les premiers temps, il multiplia les emprunts à la langue pure, hellénisa les mots français qu'il empruntait ou inventa des mots pour des concepts qui n'existaient pas encore. Au fil du temps, pourtant, son démotique se fit plus fluide et moins « emprunté »[49].

[modifier] Traductions

Rigas commença sa carrière littéraire par de nombreuses traductions. Les deux premières (L'École des amants délicats et Florilège de physique) parurent en 1790 et firent sensation dans le monde des lettrés grecs[25]. À la fin de son Florilège de physique, il annonçait la parution prochaine d'une traduction de l’Esprit des lois de Montesquieu, mais celle-ci ne vit jamais le jour[28].

[modifier] L'École des amants délicats

Son École des amants délicats, traduction en langue populaire des Contemporaines de Rétif de la Bretonne est considéré comme le premier roman grec[25]. L'ouvrage est dédié à « toutes les jeunes filles et tous les jeunes hommes ». Il s'agit d'une compilation de petits contes, un peu érotiques, mais dont toutes les histoires se terminent par un mariage. Rigas y mêla cependant ses réflexions personnelles, très morales sur la nécessité du mariage et les devoirs des époux exemplaires ainsi que quelques vers érotiques à la fin de la traduction[50].

A. Dascalakis voit dans cette traduction libre l'œuvre d'un jeune homme frustré exprimant ses pulsions ou une passion inassouvie de cette façon. C. Nicolopoulo rappelle quant à lui qu'au même moment, la grande mode dans le milieu des Phanariotes de Constantinople était aux nouvelles « galantes » et aux poèmes érotiques, écrits en langue populaire pour plus d'encanaillement. Rigas, au service des Phanariotes en Valachie aurait alors sacrifié au goût du jour. De plus, en 1790, après la mort de Nikólaos Mavrogénis, Rigas se trouvait sans emploi ni ressource. Cette publication lui aurait permis de gagner un peu d'argent en publiant des nouvelles à la mode afin de pouvoir attendre un nouvel emploi[51].

[modifier] Florilège de physique

Rigas fit la même année (1790) une compilation du savoir scientifique présent dans l’Encyclopédie de Diderot et D'Alembert mais aussi dans des publications allemandes, sous le titre de Florilège de physique[47] ou Éléments de physique, au profit des Grecs intelligents et studieux[52]. Dans cet ouvrage se trouve la première explication en grec de la circulation sanguine, ainsi que les premières utilisations de mots scientifiques modernes inventés par Rigas pour l'occasion (« ανεμόμετρον, anémomètre », « πνευμονική αρτηρία, artère pulmoniare », voire « οριζοντικός, horizontal », etc.)[53]. L'ouvrage est lui aussi écrit en démotique selon un plan (proche de celui des catéchismes d'alors) : question simple/réponse simple afin de rendre compréhensibles au plus grand nombre les notions scientifiques les plus récentes[54].

La publication de cet ouvrage fut autant scientifique que politique. La science était considérée comme dangereuse dans l'Empire ottoman qui la considérait comme un des éléments du libéralisme. L'enseignement de la physique était même interdit dans les écoles grecques. Rigas, quant à lui, considérait que l'émancipation intellectuelle de ses concitoyens devaient précéder leur émancipation politique[52] :
« Tout patriote sensé est pris de pitié en constatant que les malheureux descendants d'Aristote et de Platon sont dépourvus de toute notion de philosophie. Aimant l'Hellade, je ne me suis pas contenté de pleurer sur l'état de ma Nation, mais j'ai voulu lui porter secours selon mes moyens. Travaillons tous, chacun selon ses forces, et ainsi seulement, aidée de tous les côtés, pourra renaître la nation hellénique[55]. »

L'œuvre connut un grand succès en Grèce et dans les communautés de la diaspora à travers l'Europe. Toutes les écoles grecques en dotèrent leur bibliothèque[28].

L'ouvrage est dédié au baron autrichien philhellène Langerfeld[54].

[modifier] Le Trépied moral

En 1797, il publia les traductions de deux pièces de théâtre et d'un poème, réunies en un volume intitulé Le Trépied moral : L'Olympiade de l'Italien Pietro Metastasio, La Bergère des Alpes du Français Jean-François Marmontel et Le Premier matelot du Suisse Salomon Gessner[56]. L'Olympiade fut pour lui l'occasion de faire une liste des épreuves olympiques de l'antiquité et de préciser que certaines étaient encore pratiquées en Grèce. L'idée était ici pour lui de prouver la continuité entre la Grèce antique et la Grèce moderne, de rappeler la grandeur passée et de susciter des idées révolutionnaires. Dans son édition, le mot « liberté », utilisé quatre fois est à chaque fois mis en gras[53]. La traduction de La Bergère des Alpes lui permet d'insister sur une citation de l'Académicien français : « l'amour sacré de la patrie » qu'il inscrit dans sa préface en majuscules[57],[53].

Le Trépied moral fut publié, comme les autres ouvrages de Rigas parus en 1797 fut financé par les riches Grecs de la diapora. L'ouvrage est dédié à Stergius Hatziconsta qui probablement assura les frais de l'édition[56] chez les frères Poulios qui publiaient le journal grec Ephiméris[57].

[modifier] Les Voyages du jeune Anacharsis en Grèce.

La même année (1797), il publia chez les frères Poulios, avec l'aide de riches Grecs de la diaspora, une traduction du quatrième tome des Voyages du jeune Anacharsis en Grèce de Jean-Jacques Barthélemy. Il y ajouta des commentaires personnels. Ses remarques archéologiques étaient caractéristiques de son époque, faites d'un mélange d'histoire classique et de mythologie[58].

Le ministre autrichien de la police, Pergen, écrivit à l'empereur François Ier : « Le Jeune Anacharsis a l'air tout à fait approprié pour montrer à la nation grecque la grandeur ancienne de sa patrie. […] Bien que le Voyage dans ses traductions française et allemande ne soit pas interdit, il n'en va pas de même de la traduction grecque qui semble être destinée à cela seul : à éveiller l'esprit de liberté chez les Grecs. Pour cette raison, j'ai donné ordre à la police de le saisir[59]. »

Cette traduction peut donc être placée parmi les œuvres politiques de Rigas. Lui-même lui accordait plus d'importance qu'aux autres traductions. Lorsqu'il tenta de rentrer en Grèce en 1798, il emporta avec lui tous les exemplaires disponibles, rangés avec ses œuvres révolutionnaires. Les autorités autrichiennes les saisirent donc avec le reste lors de son arrestation et les brûlèrent tous, ce qui fait que peu d'exemplaires nous sont parvenus[57]. Ses commentaires et notes montraient la grandeur de la Grèce antique, la comparaient à la situation contemporaine sous la domination turque[60] et insistaient sur la nécessité de l'émancipation[58].

[modifier] Le Thourios

Rigas et Adamantios Coray aidant la Grèce à se relever.
Rigas et Adamantios Coray aidant la Grèce à se relever.

En septembre 1796, Rigas récitait son Thourios à ses amis grecs de Vienne alors qu'il avait quitté Bucarest au début du mois précédent. La rédaction de l'œuvre dut donc avoir lieu au début de l'année, à un moment où l'auteur était en contact étroit avec les agents républicains au service de la Révolution française[61]. On sait qu'il s'accompagnait lors de ces séances avec divers instruments de musique : il savait jouer du santouri et de la flûte[62]. Rigas chantait donc régulièrement chez ces « disciples » cet hymne guerrier, accompagné de musique qu'il jouait lui-même. Les autres conspirateurs, comme pour les hymnes homériques, à leur tour l'apprenaient par cœur, paroles et musique, afin de le propager sans avoir à recourir à la copie, dangereuse à cause de la censure et de la répression. Il fut ainsi diffusé dans la diaspora et l'ensemble du monde grec[37].

Le Thourios reprend en fait la tradition antique des péans. Il s'agit d'un chant de guerre de 126 vers. Le mot employé pour le titre (Thourios) n'était pas utilisé à l'époque de Rigas. Celui-ci l'emprunta aux dramaturges attiques Eschyle, Sophocle et Aristophane[63]. Cet emprunt, contraire aux habitudes de Rigas d'écrire en démotique, réactualisa le terme qui passa dans la langue populaire en devenant synonyme de révolution et fit aussi le lien entre Antiquité et époque moderne[64].

Hormis l'emprunt au dialecte attique antique pour le titre, le reste du poème est écrit en démotique et dans une langue simple pour être compris de l'ensemble de la population. Il fut diffusé en version manuscrite à travers l'intégralité des Balkans. On trouve aujourd'hui cinq thèmes musicaux différents, provenant de diverses régions balkaniques, prévus pour accompagner le péan. Cette diversité prouve l'importance de la diffusion[65].

[modifier] Les images

[modifier] Le portrait d'Alexandre

En 1797, il fit imprimer sur une grande feuille (45 cm X 29 cm) un portrait d'Alexandre le grand, d'après « un chaton oriental rouge qui se trouve au cabinet impérial de Vienne » selon Rigas[66], accompagné de ses quatre principaux généraux (Antigone, Séleucos, Cassandre et Ptolémée). Les quatre principaux exploits d'Alexandre y sont aussi représentés : entrée triomphale à Babylone, fuite des Perses au Granique, défaite de Darius et la famille de Darius aux pieds d'Alexandre. Les textes de cette publication étaient rédigés en grec et en français afin d'atteindre aussi le public philhellène[67].

Ce portrait était conçu comme un complément de la Carte de Grèce et avait un but de propagande nationale pour réveiller la conscience du peuple. Rigas, dans sa déposition devant son juge autrichien, expliqua que cette chalcographie avait été tirée à 1 200 exemplaires dont une partie avait été distribuée gratuitement aux Grecs de la diaspora à Vienne et le reste envoyé à Bucarest pour être vendu dans les provinces danubiennes et en Grèce au prix de vingt couronnes[66].

[modifier] La Carte de Grèce

La carte de Grèce par Rigas (détail)
La carte de Grèce par Rigas (détail)

À partir de 1796, alors qu'il était à Vienne, Rigas publia une carte de Grèce (Χάρτας της Ελλάδας[68]), la première publiée en alphabet grec, prévue au départ pour illustrer sa traduction des Voyages du jeune Anacharsis en Grèce du Français Jean-Jacques Barthélemy. Cette immense carte est composée de douze feuilles qui jointes forment un ensemble de quatre mètres carrés (208 cm x 208 cm). Elle inclut Constantinople, la Valachie, la Bosnie, la Serbie et l'Albanie actuelles. La Grèce ainsi décrite comprend en fait tous les Balkans et la Roumanie. La langue de cette entité devait être le grec, élément de base de la définition de la nationalité. En 1800, Anthimos Gazis, en publia une version simplifiée appelée Pinax Geographikos de dimensions plus modestes (104 x 102 cm), en y ajoutant la Grande Grèce et Chypre[69],[70].

Le modèle cartographique français fut utilisé pour les représentations[71]. La carte est centrée sur la Grèce antique. En fait, seule l'histoire antique y est représentée[69] par ses lieux les plus symboliques : Athènes, Sparte, Olympie, Delphes, Salamine, Platées, les Thermopyles. Rigas y a ajouté un cartouche consacré à Phères et aux sites archéologiques qu'il avait visité dans sa jeunesse autour de Velestino. Ainsi, il insistait sur le lien voire la continuité qui, selon lui, devait exister entre l'Antiquité et la période moderne. La première feuille publiée fut un plan de Constantinople. Elle est illustrée de six pièces de monnaie : trois de l'antiquité et trois de la période byzantine. Elles sont le signe de la continuité. On y voit aussi un lion endormi (les Grecs) sur le dos duquel se trouvent les symboles du pouvoir du Sultan. Au pied du lion, la massue d'Héraclès dont il (les Grecs) pourrait (pourraient) se saisir dès son (leur) réveil et qu'il (ils) aurait (auraient) secoué le joug ottoman. La massue est omniprésente sur la carte : elle est face à une hache (symbole perse) brisée à Marathon, Salamine, au cap Mycale et au Granique ; elle est sur les monnaies de Zante, Thèbes ou Nicopolis ; elle symbolise la puissance intellectuelle grecque (sur la feuille 10) à côté de la liste des 140 grands hommes de l'Antiquité. Rigas se proposa même de l'inclure dans le drapeau tricolore qu'il prévoyait pour son nouvel État grec[72].

La carte circula alors rapidement en Grèce et dans la diaspora[71].

Sur la feuille 7 de cette carte, l'image du théâtre antique est empruntée au Recueil des Cartes Géographiques, plans, vues et médailles de l'ancienne Grèce relatifs aux Voyages du jeune Anacharsis publié en 1788 par Barbié du Bocage[53].

[modifier] Les autres cartes

Rigas fit aussi paraître en 1797 deux autres petites cartes : l'une de Valachie dédiée à Alexandre Ypsilántis avec son portrait ; l'autre de Moldavie dédiée à Alexandre Kallimachis avec un épigramme en grec ancien. Chacun des deux hommes avait financé la publication[73].

[modifier] Postérité

Pendant la dictature des colonels en Grèce (1967-1973) une célèbre organisation contre la dictature portait son nom.

[modifier] Annexes

[modifier] Bibliographie

[modifier] Ouvrages de Rigas

[modifier] Traductions

[modifier] Poème

[modifier] Ouvrages sur Rigas

[modifier] Sources anciennes
  • (fr) Claude Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne, recueillis et publiés avec une traduction française, des éclaircissements et des notes., Firmin Didot, 1824-1825.
  • (fr) C. Nicolopoulo, Notice sur la vie et les écrits de Rhigas, l'un des principaux auteurs de la révolution qui a pour but l'indépendance de la Grèce., Paris, 1824.
  • (el) Christophoros Perraivos, Souvenirs de guerre., Athènes, 1836.
  • (el) Christophoros Perraivos, Biographie de Rigas Féréos., Athènes, 1860.
  • (fr) Émile Legrand, Documents inédits concernant Rhigas Vélestinlis et ses compagnons de martyre, tirés des archives de Vienne., tirage à part de l'annuaire de la Société Historique de Grèce, Paris, 1892.
  • (el) C. Amantos, Ἀνέκδοτα ἔγγραφα περὶ Ρήγα Βελεστινλῆ., Athènes, 1930. (Nouveaux documents tirés des archives viennoises.)
  • (fr) A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis : La Révolution française et les préludes de l'Indépendance hellénique., Paris, 1937.
  • (fr) et (el) A. Dascalakis, Les Œuvres de Rhigas Vélestinlis. Étude bibliographique suivie d'une réédition critique avec traduction française de la brochure révolutionnaire confisquée à Vienne en 1797., Paris, 1937.

[modifier] Ouvrages plus récents
  • (fr) Pascal M. Kitromilidis, La Révolution française et l'Europe du Sud-Est., Poreia, Athènes.
  • (fr) et (el) Introduction et édition par Dimitris Karabéropoulos de Rhigas Vélestinlis, Œuvres révolutionnaires : Proclamation révolutionnaire ; Les Droits de l'homme ; La Constitution ; Thourios, Chant de Guerre., traduction par Dimitris Pantélodimos , Société scientifiques des Études sur Phères - Vélestino - Rhigas, Athènes, 2002. (ISBN 9608745829)
  • Actes du colloque international Unesco, Rhigas Vélestinlis : 1757-1798 : Intellectuel et combattant de la Liberté, 12 et 13 décembre 1998, Editions Desmos, 2002. (ISBN 2-911427-23-8)

[modifier] Ouvrages généraux

  • (fr) Apostolos Vacalopoulos, Histoire de la Grèce moderne., Horvath, 1975. (ISBN 2-7171-0057-1)

[modifier] Notes et références

  1. D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 14-15.
  2. abc A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 24.
  3. A. Vacalopoulos, op. cit., p. 57 et 95.
  4. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 23.
  5. C'est la date la plus communément admise. Ses différents biographes du XIXe siècle proposent soit 1753, soit 1762. Un helléniste français, Émile Legrand, eut accès en 1890 aux archives de la police viennoise et aux interrogatoires de Rigas. Ce dernier déclara avoir quarante ans lors de son arrestation en 1797, d'où la date probable de sa naissance en 1757. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 23.
  6. ab D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 16-17.
  7. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 29.
  8. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 25.
  9. Il ne peut être arrivé dans la ville après cette date : il n'y aurait pas trouvé Alexandre Ypsilántis, nommé en Valachie. Comme il avait déjà enseigné, il ne peut être plus jeune que 17 ans. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 26.
  10. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 26.
  11. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 26-27.
  12. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 27.
  13. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 28.
  14. A. Vacalopoulos, op. cit., p. 81-83.
  15. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 30.
  16. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 31.
  17. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 32.
  18. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 32-33.
  19. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 33-36.
  20. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 36-37.
  21. Jean Philimon, secrétaire d'Alexandre Ypsilántis (le petit fils) et historien de la Philiki Etairia
  22. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 37-38.
  23. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 38.
  24. Le vers 87 du Thourios appelle Pazvantoğlu à l'aide.
  25. abc D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 18-19.
  26. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 39-40.
  27. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 40-41.
  28. abc A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 49.
  29. Il tenta par deux fois de rencontrer G. Poulios, l'éditeur de l’Ephiméris pour s'abonner au journal
  30. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 42.
  31. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 43.
  32. Rapport de Markélius, consul autrichien à Bucarest et chef du réseau d'espionnage autrichien dans les Provinces danubiennes, à ses supérieurs, A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 44 et 61-62.
  33. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 62.
  34. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 62-63 et 66-67.
  35. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 68-70.
  36. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, note p. 71.
  37. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 72.
  38. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 73.
  39. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 74.
  40. eine Art... in A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 75.
  41. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 76.
  42. « Ô Roi de l'univers, je jure
    De ne jamais obéir à la volonté des tyrans
    De ne jamais les servir, de ne pas tomber dans l'erreur
    Et de me laisser ainsi séduire par leurs promesses.
    Autant que je vivrai ici-bas, mon but unique
    Inébranlable sera de les anéantir.
    Fidèle à la Patrie, je briserai le joug,
    Pour être inséparable de mon Général.
    Et si je me parjure, que la foudre du ciel s'abatte sur moi
    Et qu'elle me consume, me réduise en fumée. »
  43. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 76-82.
  44. ab D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 24-25.
  45. Rapport du ministre autrichien de la police : « Rigas a composé un chant extrêmement révolutionnaire, l'hymne Thourios, a préparé des cartes de Grèce et des pays avoisinants. Il a par ailleurs fait imprimer un grand nombre d'exemplaires de la traduction en grec de la quatrième partie du livre Anacharsis accompagnée de notes politiques. Il a publié des images d'Alexandre le Grand avec des remarques sur sa vaillance [...] dans le but de présenter aux Grecs l'opposition entre la situation ancienne et l'état actuel des choses. » in D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 24-27.
  46. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 56-57.
  47. ab D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 20-21.
  48. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 58.
  49. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 59.
  50. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 45-46.
  51. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 46-47.
  52. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 47.
  53. abcd D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 22-23.
  54. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 48.
  55. Préface au Florilège de physique, citée par A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 48.
  56. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 50.
  57. abc A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 51.
  58. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 52.
  59. D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 28-29.
  60. Il évoque les assassinats quotidiens de chrétiens par les Turcs à Velestino qui auraient fait de cette ville un désert. Cette remarque nous permet d'étayer l'hypothèse concernant son départ précipité pour Constantinople
  61. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 44.
  62. On en a retrouvées trois dans ses bagages lors de son arrestation. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 71.
  63. L'emploi est avéré dans Les Perses (vers 73), Les Sept contre Thèbes (vers 42), Agamemnon (vers 112), Les Euménides (vers 627) ; Ajax (vers 212 et 612) ; Les Cavaliers (vers 757) et Les Grenouilles (vers 1289)
  64. D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 34-35.
  65. D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 34-35.
  66. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 55.
  67. D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 26-27.
  68. Le titre complet est : Carte de la Grèce et de ses îles, avec une partie de ses nombreuses colonies en Europe et en Asie-mineure, bornée à l'Est par la ville de Myra de Lycie jusqu'au Mont Arymanthonios de Bythinie, au Nord par la ville d'Akkerman, les monts Carpathes et les fleuves Danube et Save, à l'Ouest par l'Unna et la mer Ionienne, au Sud par la mer de Lybie, avec l'indication générale des noms anciens et modernes, accompagnée de neuf plans de quelques villes et lieux les plus fameux, pour aider à l'intelligence du voyage du jeune Anacharsis, suivie d'une chronologie de ses empereurs et de ses hommes illustres et de soixante-et-un types de médailles grecques, tirées du Cabinet Impérial de Vienne, rassemblée en douze feuilles et publiée aujourd'hui pour la première fois par Rhigas Velestinlis le Thessalien, an faveur des Hellènes et des Philhellènes., A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 53.
  69. ab Jean-Yves Guiomar et Marie-Thérèse Lorain, «La carte de Grèce de Rigas et le nom de la Grèce », in Annales historiques de la Révolution française, N° 319.
  70. D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 30-31.
  71. ab A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 54.
  72. D. Karabéropoulos, introduction aux Œuvres révolutionnaires., 2002, p. 30-35.
  73. A. Dascalakis, Rhigas Vélestinlis, p. 56.