Ordalie (comportement)

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Dans l’hypermodernité, la disparition progressive des rites de passage amène le développement de conduites ordaliques. En particulier dans des groupes d’adolescents se développent des comportements où la totalité du groupe ou une partie de ses membres s'en remet au « hasard » pour décider de sa survie.

Un exemple rencontré dans différents lieux consiste à franchir à vive allure une intersection munie d'un « feu rouge » ou d'un « stop ».

Par ailleurs la prise de substances neurotoxiques dans des mélanges aux effets inconnus constitue une autre manière de jouer avec la mort.

Ce jeu avec la mort ne vise en aucun cas l'envie de mourir en tant que telle, mais au contraire une revitalisation de son existence en jouant avec les extrêmes.

Lire à ce propos les travaux de David Le Breton, principalement son ouvrage Conduites à risque, paru aux éditions PUF.

En psychologie, le nom est "appétence traumatophilique" qui n'est pas un vulgaire masochisme, mais un fort désir de valider son existence en la risquant, comme dans le cas des sports dits "de l'extrême" ou des conduites à risque, se référant au "jugement de dieu". Le "chicken game" du personnage joué par l'acteur James Dean dans le film "La Fureur de vivre" (Rebel without a cause) est un autre exemple où deux protagonistes se lancent dans une course automobile vers le vide et le gagnant est celui qui s'éjecte en dernier de l'automobile qui tombe dans le vide.

[modifier] Appétence traumatophilique

Selon Tobie Nathan ("Le sperme du diable. Éléments d'ethnopsychothérapie", pp. 188-91, PUF, Paris 1988), le défaut ou le déficit de la violence cérémonielle des manifestations du rite de passage et d'initiation conduirait à une "appétence traumatophilique" qui apparaît, entre autres, à l'adolescence, dans les comportements à risque de la violence contre soi avec le suicide et de la violence contre autrui avec la délinquance juvénile.

Il serait possible de fonder la délinquance et le suicide juvéniles - qui sont des comportements à risque - sur cette appétence traumatophilique.

Si l'appétence traumatologique est à l'origine des comportements à risque de l’odalie qui conduit à la délinquance et au suicide juvéniles, alors il serait souhaitable à la fois de façonner la violence cérémonielle dans les rites d'initiation à inventer et de formuler des activités où pourrait s'exhiber ce comportement à risques régulé ou réglementé. Michel Serres n'a-t-il pas, à plusieurs reprises, parlé du Rugby comme une excellente école pour contrôler la violence?

Ces comportements à risques ont été différemment étudiés les auteurs suivants.

1 - David Le Breton, "Passions modernes du risque et fabrication du sens", dans Rites de passage: d'ailleurs, ici, pour ailleurs, pp. 81-85, Éres, (coll. Pratiques sociales transversales), Paris 1994.

Ce risque pris, selon Le Breton, dans des activités extrêmes est moins un rite de passage qu'une recherche du sens de soi, du monde et de soi au monde, dans un sens initiatique où le fait, devenu événement, se transforme en avènement discret sur le mode intimiste ou spectaculaire sous la forme de rite.

  • “[...] Le rite ici est moins la scansion marquant le passage d'un statut à un autre, ou de l'adolescence à l'âge d'homme, il marque plutôt l'accès possible à une signification enfin touchée. La question du goût de vivre domine toutes les autres dans les conduites de risque des jeunes générations. Il s'agit de s'assurer du poids de son existence par la valeur que lui confère une sorte d'instance destinale à travers l'épreuve réussie. Le jeune cherche à se mettre au monde en touchant celui-ci de tous ses sens, à l'atteindre enfin après toutes ses dérobades dans l'épreuve de vérité par excellence: celle qui noue un pacte symbolique avec la mort. (p. 83).

2 - Denis Jeffrey, ("Approches symboliques de la mort et ritualités", 87-95, dans “Rites de passage: d'ailleurs, ici, pour ailleurs”, Éres, (coll. Pratiques sociales transversales, Paris1994).

Reprenant le thème précédent de Le Breton sur le risque, Jeffrey met l'accent sur les ritualités dans l'ordalie d'hier et d'aujourd'hui. On demandait au sort ou à une divinité de trancher par un jugement. Aujourd'hui, l'épreuve du risque est ce juge. Le “chicken game” est l'expression anglo-américaine pour désigner cette épreuve du risque dont l'illustration la plus célèbre est la course de deux voitures vers le ravin pour révéler celui des deux conducteurs à évacuer de leur voiture le premier avant qu'elle tombe et s'écrase au fond du ravin dans le film "La Fureur de vivre" (Rebel without a Cause) où le personnage joué par James Dean a survécu à ce "jugement de Dieu" dans l'épreuve du risque. http://www.schwartzcenter.com/filmfestival/rebel/user.jpg

  • “[...] Alors que l'ordalie était autrefois un rite judiciaire qui faisait appel au juge-ment de Dieu ou d'une force sacrée pour trancher de l'innocence d'une personne, l'ordalie aujourd'hui devient un rite lors duquel un ritualisant demande à la mort par l'intermédiaire de la prise de risque si son existence a encore un prix.” (p. 87).

Au-delà de Le Breton, Jeffrey continue avec la ritualité dans l'interdit et sa transgression.

  • “[...] Nous utilisons la notion de transgression pour rendre compte de ce qui est vécu dans le lieu de l'interdit. L'interdit n'est pas nécessairement posé par une instance dominante édictant la morale, mais devient interdit ce qui excède le ritualisant. À la frontière de ce qui est connu, ordonné, habituel, familier, profane, se profilent les principaux interdits sacrés”. (p. 89).

Ensuite arrive le "sacré sauvage" dans la quête de reconnaissance.

  • “[...] Il y a deux issues possibles au rituel de l'affrontement symbolique de l'interdit de la mort: la réussite et le dérapage. Le rituel efficace est celui qui parvient à se symboliser, à se mythifier et à se faire reconnaître. C'est une personne avec une structure identitaire propre qui naît avec la reconnaissance d'un événement marquant qui se raconte par un petit récit. Néanmoins un danger se profile pendant le rituel instituant, qu'il soit ordalique ou autre: celui de tomber dans l'excès ou dans ce que Roger Bastide appelle le sacré sauvage. (p. 94).

Dans le reportage intitulé "traitement de choc" du 375ème numéro de ENVOYÉ SPÉCIAL, il est question de lobotomie à St-Petersbourg pour combattre la toxicomanie à l'héroïne auprès d'une clientèle située entre 16 ans et le début de la vingtaine. Jean-Paul Tessin, neurobiologiste et professeur au Collège de France a commenté (retranscription de la bande sonore) en disant:

  • “[...] Cette interruption violente, cette intervention violente entraîne une forme de, de rite initiatique, un rite initiatique qui correspond à ce que vivent les héroïnomanes lors, lors de leurs premières injections et il n'est pas exclu que ce rite initiatique dépasse, d'une certaine façon, ceux qu'ils ont vécu en tant qu'héroïnomanes et qu'ils puissent, grâce à ça, se libérer, au moins pendant un certain temps, de ce besoin de la drogue”.

Les protocoles pré-opératoire et post-opératoire sont eux-mêmes une ritualité à la fois de deuil dans la séparation de l'ancien monde des toxicomanes et d'initiation dans l'agrégation au nouveau monde sans héroïne. Dans ce reportage, il y a un échec sur sept et les six qui ont passé l'épreuve sont intégrés dans le groupe des désintoxiqués. Il s'agit bien d'un rite de passage où la partie la plus intéressante est dans la liminarité et la communitas chez Victor W. Turner. Les six cas de réussite semblent venir de la violence cérémonielle de ce rite d'initiation qui a le pouvoir d'effacer l'ancien rite d'initiation des premières prises d'héroïne si et seulement si les néophytes, ayant une tendance à développer un grand esprit de camaraderie et d'égalitarisme, sont intégrés à une communauté de désintoxiqués initiés de la même façon et dans la logique de la reproduction des initiés devenant initiateurs et supporteurs de cette initiation.

Cette communauté d’un groupe de pairs est la "communitas" chez Victor W. Turner, dans le rite de passage, qui se rapporte à la microsociologie des petits groupes avec la sociabilisation, en contraste à la mcrosociologie des grands systèmes avec la sociétation.

[modifier] Solitarité et solidarité

Victor W. Turner, “Le phénomène rituel. Structure et contre-structure”, PUF, Paris 990. Traduction française de “The Ritual Process. Structure and Anti-Structure”, 1969.

Turner reprend les "rites de passage" d'un état ou d'un statut à un autre avec les trois phases que Arnold van Gennep ait rendus classiques (séparation, marge ou limen et agrégation). Il privilégie la phase liminaire dans laquelle les "gens du seuil" échappent à toutes les classifications et à tous les signes propres à la structure sociale tels que la position hiérarchique, la propriété, le vêtement, etc. Turner appelle "communitas" ces relations sociales homogènes et dépouillées, en contraste au système très différencié et organisé de la structure. "Communitas" et "structure" correspondent à deux moments (à la fois comme instants et rapports de forces) ou deux pôles dialectiques de la vie sociale. Comme toute société est faite de catégories et de positions multiples, il y a constamment des passages d'une position à une autre et chaque individu ou chaque groupe fait alternativement l'expérience de la communitas et de la structure. Le chapitre 3 (pp. 95-128) intitulé "Liminarité et communitas" semble être le cœur ou le noyau dur du livre à propos des formes et attributs des rites de passage.

La position la plus intéressante, la plus cruciale (littéralement à la croisée des chemins ou dans la bifurcation) est l'entre-deux de la liminarité ou à la marge ("marche" disait-on autrefois pour désigner le territoire aux frontières généralement marécageux, désertique ou accidenté) de ce qui est à la fois l'un et l'autre tout en n'étant plus l'un et pas encore l'autre. Cette marge est le paradoxe de la superposition de deux univers réputés disjoints et de la simultanéité de l'exclusion-inclusion. Cette liminarité est ainsi détaillée en termes de "transition" et de "état".

  • “[...] Les attributs de la liminarité ou des personnes en situation liminaire (les 'gens du seuil') sont nécessairement ambiguës, puisque cette situation et ces personnes échappent ou passent au travers du réseau des classifications qui déterminent les états et les positions dans l'espace culturel. Les entités liminaires ne sont ni ici ni là; elles sont dans l'entre deux, entre les positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial. [...] On peut représenter les personnes liminaires, telles des néophytes dans les rites d'initiation ou de puberté, comme ne possédant rien. (p. 96).

Cette liminarité est d'autant plus intéressante qu'elle est représentative de l'anomie sociologique et des personnalités multiples ou de la dépersonnalisation en psychopathologie; personnalités multiples et dépersonnalisation rangées dans le registre de l'ancienne aliénation ou de la nouvelle appellation de "structure borderline". L'anomie est un concept sociologique durkheimien qui désigne une situation où l'individu ne sait plus à quelles règles suivre, entre l'autonomie de ses propres règles d'organisation et l'hétéronomie des règles imposées par l'entourage. Le “Trouble de la personnalité borderline" est proprement liminaire et l'aliénation est le passage entre l'indigène et l'étranger. La "structure borderline" est, au plus simple, celle qui oscille entre psychose et névrose.

La crise identitaire est peut-être une autre expression de la liminarité et le métissage génétique et culturel en est une autre pour l'individu et le groupe. Sur le plan socio-politique, l'orthodoxie du Hassidisme semble être une façon de rendre visible l'invisible et de sortir de la liminarité groupale en se dissociant et en s'agrégeant bruyamment. Les empires ont toujours eu des groupes ethniques médiateurs entre les différentes populations de l'empire. À la dissolution de ces empires, les liminarités font éclater des guerres civiles claniques au Liban, nationalistes en Yougoslavie et ethniques au Sri Lanka.

Le grand intérêt du concept turnerien de liminarité est dans la grande richesse de ses applications, dont celles dans les psychopathologies et les psychothérapies. Il semble que la majorité des détresses et des malaises en psychologie tourne autour de l'incertitude, de la peur, de l'anxiété et de l'angoisse qui peuvent résulter des attributs de la liminarité. Si Michel Serres a fait de Hermès le dieu de la communication, du métissage et du commerce, alors Hermès pourrait être aussi le dieu de la liminarité. À propos des néophytes et des personnes liminaires, Turner aborde leur groupement en "communitas" en contraste à la "structure".

  • “[...] Les néophytes ont tendance à développer un grand esprit de camaraderie et d'égalitarisme. Les distinctions séculières de rang et de statut disparaissent ou sont rendues homogènes”. (p. 96).

La "communitas" et la "structure", dont il est question ici, semblent être de l'ordre de la distinction classique en sociologie entre "communauté" (Gemeinshaft) et "société" (Gesellshaft) respectivement fondée sur un "être ensemble" (zusammensein) et l' "être avec" (mitsein) de Tönnies. La première est une façon de se lier les uns aux autres de proche en proche sur le terrain, à la manière d'une propagation épidémique, de façon informelle ou non-structurée ou encore avec une structure souple, plastique et labile qui se forme au cours des interactions.

La communauté est à l'autonomie (s'organiser selon ses propres règles), ce que la société est à hétéronomie (s'organiser en fonction des règles imposées par d'autres). dans la relation autonomie et hétéronomie.

La société, en contraste, est plus géométrique, rigide et cristalline qui se façonne à partir des règles d'en dehors (hétéro). En contrastant ou en simplifiant à l'extrême, il est possible de concevoir la communauté comme une formation de bas en haut avec des règles qui émergent en cours de route pour maintenir la cohésion et la société comme une formation de haut en bas à partir des règles préétablies. À partir de ce contraste entre ces deux types d'organisation sociale, on retrouve la "structure" de la société et la "contre-structure" de la "communitas". La sociologie a déjà dégagé la "macro-sociologie" des grands systèmes et la "micro-sociologie" des petits groupes.

Il s'agit de la socialité qui est constituée de deux processus complémentaires et antagonistes, en alternation et altercation - entrelacés à la manière de la figure du "Yin-Yang" - et en oscillation cybernétique d'une "Gestalt" figure-fond.

Ces deux processus entrelacés sont la sociétation* ( constitution géométrique de haut en bas) et la sociabilisation (ramification "chaotique", "floue" et "confuse" de proche en proche sur le terrain) qui s'expriment, respectivement par ces deux formes de communication ou d'interaction: l'irradiation et la propagation épidémique*.

L’irradiation est la diffusion d’un centre aux périphériques, comme les “lettres circulaires” sans destinataires spécifiques et comme les medias dits “de masse”.

La propagation épidémique, métaphore biomédicale, désigne une diffusion par des contacts directs sur le terrain, de proche en proche des personnes se connaissant et se reconnaissant, comme une rumeur qui se répand.