Équilibre ponctué

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La théorie des Équilibres ponctués est un développement de la théorie de l'évolution proposée par deux paléontologues américains, Stephen Jay Gould et Niles Eldredge. Elle postule que l'évolution comprend de longues périodes d'équilibre ponctuées de brèves périodes de changements importants comme la spéciation ou les extinctions. Développée aussi par John Sepkoski, elle décrit l'évolution de la vie sur Terre sur un modèle accordant le darwinisme avec les hiatus fossilifères et avec les traces de grands bouleversements environnementaux passés que le gradualisme phylétique n'expliquait pas.

Sommaire

[modifier] Apparition et contenu de la théorie

La théorie des équilibres ponctués a été présentée pour la première fois par Niles Eldredge et Stephen Jay Gould en 1972, dans un article intitulé : Punctuated equilibrium : an alternative to phyletic gradualism dans l'ouvrage collectif Models in Paleobiology. La théorie fut initialement très critiquée mais finit par emporter l'adhésion d'une majorité de paléontologues.

Gould et Eldredge ont présenté leur théorie comme une alternative au « gradualisme phylétique », l'un des postulats de la théorie de l'évolution alors en vigueur (connue sous le nom de « Théorie Synthétique de l'Évolution » et issue du néo-darwinisme). Selon cette théorie, l'évolution morphologique des espèces se produirait par modifications très lentes et continues d'une même population au cours du temps par le jeu des mutations et de la sélection naturelle.

[modifier] Critiques de la théorie

[modifier] Débat "catastrophisme" - "gradualisme"

Le catastrophisme a précédé le gradualisme: les récits bibliques sont catastrophistes (Déluge, Apocalypse) et donc les créationnistes sont catastrophistes. Les premiers paléontologues tels le français Georges Cuvier, le furent aussi (toutefois Cuvier croyait non pas à un, mais à plusieurs déluges). Dans un contexte de lutte idéologique entre les partisans d'une interprétation littérale des livres religieux (c'est à dire de l'intrusion de la religion dans le champ scientifique) et les chercheurs partisans d'une indépendance scientifique par rapport au champ religieux, la catastrophisme fut combattu par les théories gradualistes pour lesquelles l'évolution, aussi bien géologique (Charles Lyell, Richard Owen) que biologique (Charles Darwin, Ernst Mayr) n'agissait que très lentement sur d'immenses durées, notre monde actuel n'étant que le produit de l'accumulation de tout petits et changements graduels. Le gradualisme expliquait que si les fossiles et les couches géologiques ont des "blancs", ce n'est pas parce que les changements d'ères furent violents et rapides, mais simplement parce que le grand livre de la Terre avait perdu des pages (pertes dues à la rareté de la fossilisation, au manque de dépôts sédimentaires ou à l'érosion). C'étaient les fameux chaînons manquants.

Mais les partisans de la théorie des équilibres ponctués affirment que ces manques sont très marqués dans les archives géologiques: la plupart d'entre eux ne peuvent pas s'expliquer de façon satisfaisante uniquement par la rareté de la fossilisation, le manque de dépôts et l'érosion, et le gradualisme ne pouvait expliquer ni les changements brutaux de faunes d'une couche géologique à l'autre, ni les changements tout aussi violents du climat, inscrits dans ces mêmes couches. Selon les partisans de la théorie des équilibres ponctués, le gradualisme est en contradiction avec le contenu des archives fossiles : selon eux, celles-ci ne contiendraient en fait que rarement les formes intermédiaires unissant une espèce à l'autre. En réalité, les espèces se caractériseraient à la fois par une apparition abrupte dans le registre fossile (ce qui peut signifier qu'elle s'est étendue sur quelques milliers d'années, un temps géologiquement court par rapport aux millions d'années postulés par le gradualisme phylétique) et par une grande stabilité suite à leur apparition. Cette période de stagnation morphologique des espèces (s'accompagnant tout au plus de quelques modifications mineures et réversibles) est appelée stase par les ponctualistes. Gould ira jusqu'à écrire que « l'extrême rareté des formes intermédiaires est le secret professionnel de la paléontologie ».

La Terre à la fin du Permien, il y a 250 millions d'années, lors de la principale ponctuation des 600 derniers millions d'années. Trapps de Sibérie et impact de Bedout en Australie ont provoqué la disparition de 98 % des espèces vivantes.
La Terre à la fin du Permien, il y a 250 millions d'années, lors de la principale ponctuation des 600 derniers millions d'années. Trapps de Sibérie et impact de Bedout en Australie ont provoqué la disparition de 98 % des espèces vivantes.

Selon Gould et Eldredge, la théorie des équilibres ponctués ne fait que résoudre une contradiction inhérente à la Théorie Synthétique : en effet, le célèbre biologiste Ernst Mayr, qui avait forgé cette théorie, avait soutenu un modèle de spéciation (c'est-à-dire de formation de nouvelles espèces) selon lequel les nouvelles espèces apparaissent quand une petite population d'une espèce donnée se trouve isolée loin de son espèce d'origine. Celle-ci connaîtrait alors une série rapide de changements morphologiques et génétiques avant de devenir une nouvelle espèce à part entière : c'est le modèle de spéciation péripatrique. Les ponctualistes soutiennent que la théorie des équilibres ponctués ne fait qu'appliquer ce modèle, établi par les biologistes par l'observation des organismes modernes, aux organismes fossiles : les espèces se forment rapidement, à partir de petites populations isolées (ce qui explique la rareté des intermédiaires), puis stagnent morphologiquement une fois établies. Ainsi s'expliquerait l'observation des équilibres ponctués.

Toutefois des exemples de gradualisme phylétique existent et ont été documentés dans le registre fossile, notamment chez les campagnols et certains trilobites. On a reproché à Gould et à Eldredge d'avoir sous-estimé la fréquence de ces exemples ou de ne pas avoir pris en compte le fait que l'absence d'intermédiaires peut être plutôt due à un manque de recherches ou au caractère lacunaire des archives fossiles qu'à leur réelle rareté. On a aussi pu affirmer que les paléontologues nommaient arbitrairement des espèces qu'ils découpaient au sein d'un continuum d'organismes se transformant progressivement au long des temps géologiques, créant ainsi artificiellement des discontinuités ensuite récupérées comme des preuves par les ponctualistes.

Les ponctualistes ont répondu à la première objection par des études de fréquence relative couvrant un large nombre d'espèces, mais la conclusion de ces études a là aussi été variable suivant les cas, certaines étant favorables aux ponctualistes et d'autres aux gradualistes : il semblerait en fait que les deux modes d'évolution existent, selon les groupes, voire selon les caractères considérés. Ils ont également répondu à la troisième par des études évaluant de façon quantitative les modifications morphologiques observées dans les fossiles, sans prendre en compte la classification en espèces : ils ont ainsi pu montrer objectivement, au moins dans certains cas, la réalité de l'évolution par équilibres ponctués.

[modifier] Importance de la théorie

Certains auteurs, tels que Richard Dawkins ont affirmé que, même si elle était exacte, elle n'avait pas le caractère révolutionnaire que lui prêtaient ses fondateurs. Selon Dawkins, la théorie des équilibres ponctués ne serait « qu'une vague mineure sur l'océan du néodarwinisme ».

[modifier] Erreurs sur la théorie des équilibres ponctués

La théorie des équilibres ponctués a pu être à plusieurs reprises caricaturée par ses adversaires ou, plus simplement, mal comprise. Les erreurs les plus fréquentes sont les suivantes.

[modifier] Données négatives

Une première objection affirme que la théorie des équilibres ponctués ne se base que sur une absence de fossiles transitoires ; or, une absence de preuves ne prouve rien, ni dans un sens ni dans l'autre. L'absence de preuves n'est pas la preuve de l'absence, et la qualité des archives fossiles étant très aléatoire, on ne peut en aucun cas affirmer que de telles lacunes ont réellement une signification quant à l'évolution des espèces.

Si cette objection est logique, elle est fausse, puisque la théorie des équilibres ponctués ne s'appuie pas uniquement sur des données négatives (comme l'absence de fossiles transitoires) mais aussi sur des données positives, à savoir l'existence des périodes de stase, ces longues durées où une espèce ne connaît aucun changement morphologique majeur. Selon un aphorisme célèbre de Stephen Jay Gould, « stasis is data » (la stase est une donnée) : si les paléontologues ont souvent eu tendance à négliger d'étudier la simple absence de changement quand ils l'observaient, elle n'en constitue pas moins une donnée réelle.

[modifier] Formes intermédiaires

Une autre mauvaise interprétation voudrait que la théorie des équilibres ponctués affirme qu'il n'existe pas, ou peu, de fossiles de formes intermédiaires.

En réalité, la théorie des équilibres ponctués concerne uniquement la formation de nouvelles espèces, donc l'absence de formes intermédiaires entre espèces différentes. L'espèce est l'un des échelons les plus bas de la classification du monde vivant : les espèces intermédiaires entre groupes plus vastes (par exemple entre reptiles et mammifères ou entre dinosaures et oiseaux) sont au contraire nombreuses. « Les formes intermédiaires manquent habituellement au niveau des espèces, mais elles abondent entre groupes plus vastes », écrit Gould.

[modifier] Monstre prometteur

Selon certains, la théorie des équilibres ponctués est une nouvelle version de la théorie du monstre prometteur.

La théorie du monstre prometteur est une théorie de l'évolution élaborée dans les années 1930 par le généticien Richard Goldschmidt, selon laquelle une seule mutation de grande ampleur pourrait donner naissance à une nouvelle espèce, voire à un nouveau « grand groupe » d'êtres vivants en donnant naissance en une seule étape à un nouveau plan d'organisation.

Or, la théorie des équilibres ponctués affirme juste que la formation de nouvelles espèces est instantanée géologiquement parlant : cela peut impliquer une durée réelle de quelques milliers d'années, et un bon nombre de petites mutations plutôt qu'une seule mutation de grande ampleur. Par ailleurs, la théorie du monstre prometteur cherchait surtout à expliquer la naissance de grands groupes caractérisés par des innovations évolutives radicales, alors que la théorie des équilibres ponctués concerne uniquement le phénomène de spéciation, beaucoup plus commun.

Leur seul point commun (plutôt superficiel) est d'être des théories du changement évolutif rapide. Une partie de la confusion peut provenir du fait que Gould s'est parfois déclaré favorable à une forme modérée de la théorie du monstre prometteur (même s'il a changé d'avis sur la question au cours de sa carrière), mais ces déclarations étaient dépourvues de tout rapport avec la théorie des équilibres ponctués.

[modifier] Abus idéologiques

Selon les créationnistes, les limites de la théorie synthétique de l'évolution, telles que les ponctualistes les ont soulignées, suffisent pour invalider en bloc tout l'"évolutionnisme", pour employer le vocabulaire de ces opposants. Les théories scientifiques et les mythologies religieuses ont un point commun : elles tentent d'expliquer le monde et sa genèse. Elles peuvent donc se trouver en concurrence, mais il existe aussi des personnes qui cherchent à les mettre en accord.

Le gradualisme, comme la théorie des équilibres ponctués, sont pris au coeur de ces controverses:

  • les créationnistes partisans d'un dessein intelligent tels Teilhard de Chardin (qui admettent l'évolution, mais voient notre espèce comme "supérieure" à toutes, et pensent que notre apparition était "pré-programmée" dès l'origine de la Vie) puisent des arguments dans le premier;
  • les créationnistes littéralistes (qui n'admettent qu'une interprétation littérale des livres religieux, comme si c'étaient des ouvrages scientifiques véhiculant des connaissances s'adressant à la raison) puisent des arguments dans la seconde.

Les uns comme les autres sortent ces arguments de leur contexte et les utilisent de manière non-scientifique, c'est à dire comme postulats et non comme outils de recherche et de compréhension des phénomènes naturels.

Cependant, ni les ponctualistes, ni les gradualistes actuels tels Philippe Taquet ou Leonard Ginsburg ne renient l'évolutionnisme et n'admettaient la confusion entre démarche scientifique, qui relève de la recherche, de l'expérimentation et de la vérification continuelles, et la démarche religieuse, qui relève de la fidélité à une foi et à des rites. Tous soulignent que les preuves de l'évolution se sont à tel point accumulées, que celle-ci ne relève désormais plus de la théorie, mais d'une réalité observable. La démarche scientifique, qui est une enquête, produit des connaissances en constante évolution, discutables, modifiables, toujours en débat mais basées sur des faits concrets, alors que la démarche religieuse produit un récit symbolique rapidement fixé, qui n'est ensuite plus modifiable (ce serait un sacrilège) et qui est basé sur des sentiments humains intemporels, mais subjectifs.

Selon les scientifiques, ainsi que selon les croyants non-intégristes, la science, méthode d'acquisition et de vérification de nos connaissances, n'a pas besoin de foi et se suffit de ses constats, tandis que de son côté la foi, état d'esprit manifesté par des rituels, n'a pas besoin de preuves et ne craint pas la confrontation avec d'autres points de vue: il s'agit de deux domaines distincts l'un de l'autre. Les croyants littéralistes, par contre, s'ingénient à soumettre la science à leur croyance et cherchent en permanence à prouver leurs idées religieuses en puisant selon leur convenance dans l'argumentaire scientifique. Le débat n'est pas nouveau, Galilée et Copernic y furent déjà confrontés ; ce qui est nouveau, c'est sa forte résurgence actuelle, avec les théories scientifiques comme levier et réserve d'arguments sortis de leur contexte. Des psychanalystes tels Boris Cyrulnik expliquent cette résurgence par l'angoisse que génère un monde qui évolue de plus en plus vite (certains de nos contemporains aimeraient pouvoir arrêter cette évolution et vivre dans un monde plus statique ou moins rapide).

[modifier] Le concept de ponctuation au-delà des sciences naturelles

[modifier] Des sciences naturelles aux sciences humaines

La notion d' équilibres ponctués n'est pas propre à la Paléontologie et aux sciences de l'évolution. Comme l'a souligné François Terrasson, elle touche également la Géonomie et même les sciences humaines (histoire, sciences sociales): dans nos vies individuelles, dans l’histoire humaine et dans l’histoire naturelle, les systèmes ont tendance à s’équilibrer et se stabiliser : durant une période plus ou moins longue, nous nous levons tous les matins à la même heure, allons travailler au même endroit, ramenons le même salaire, vivons avec les mêmes personnes… au niveau historique, la paix règne, la constitution et le régime politique sont stables… et en histoire naturelle, c’est une ère durant laquelle on voit se perpétuer les mêmes milieux, flores et faunes (les dinosaures ont dominé les milieux terrestres durant 140 millions d’années). Durant ces périodes de stabilité, les évolutions sont graduelles : nous prenons doucement de l'âge, les traites se payent chaque mois, les enfants grandissent, l’économie croît ou décroît lentement, l'érosion aplanit très lentement les montagnes, les espèces de dinosaures se remplacent les unes les autres et évoluent sans à-coups, chacune dure de cinq à quinze millions d'années.

Mais dans nos vies individuelles, dans l’histoire humaine comme dans l’histoire naturelle, les équilibres stabilisés sont parfois bouleversés et peuvent s’effondrer en raison d’évènements subits, fortuits, ou de ruptures d’équilibre (les ponctuations): mariages, naissances, divorces, maladies, décès, héritages, changement ou perte d'emploi, incendies, scissions, déplacements de populations, faillites, crises économiques, guerres, révolutions, invasions, volcans, météorites, glaciations, sécheresses prolongées… Ainsi périssent les dynasties, les empires et les dinosaures… Le monde n'est donc pas toujours aussi stable, sûr et immuable que les gradualistes l'ont longtemps cru, et ses équilibres s'avèrent fragiles[1].

[modifier] L'humanité, une ponctuation ?

Selon Richard Leakey et Roger Lewin, la prolifération de l'espèce humaine et l'accroissement de ses capacités à modifier les environnements constituent une ponctuation, qui se traduira par une nouvelle phase d'extinction. Le débat est ouvert pour savoir si cette phase existe, si elle a déjà commencé, si les processus enclenchés sont ou non réversibles, si notre espèce y survivra.

[modifier] Voir aussi

[modifier] Liens


[modifier] Liens externes

[modifier] Notes et références

  1. L’évolution: la naissance des espèces, Science et Vie, 173, décembre 1990; L’histoire de la Vie, La Recherche, 296, mars 1997; La valse des espèces, Pour la Science M 1930, juillet 2000; Dans le secret des mondes disparus, Science et Vie, 213, décembre 2000; L’évolution, La Recherche, 27, mai-juin 2007

[modifier] Bibliographie

  • Jules Carles, Les origines de la Vie, Q.S.J., P.U.F., Paris, 1962
  • André Cailleux, La Terre et son histoire, Q.S.J., P.U.F., Paris, 1978
  • Richard Dawkins, L'horloger aveugle, Robert Laffont, 1989
  • Vincent Courtillot, La vie en catastrophes, Fayard, Paris 1995
  • Eric Buffetaut, Histoire de la paléontologie, Q.S.J., P.U.F., Paris, 1998
  • Stephen Jay Gould, Le pouce du panda, Grasset, 1982
  • Stephen Jay Gould, Quand les poules auront des dents, Fayard, 1984
  • Stephen Jay Gould, Aux racines du temps, Grasset, Paris 1990
  • Stephen Jay Gould, Le livre de la Vie, Seuil, Paris 1993
  • Niles Eldredge, The pattern of evolution, Freeman, 2000
  • Stephen Jay Gould, The structure of evolutionary theory, Belknap, 2002
  • Stephen Jay Gould, La structure de la théorie de l'évolution, Gallimard, 2006
  • Jean-Claude Léonide, L'évolution de l'amibe au cerveau humain en perspective élargie, Promothéa, Paris 1993
  • Michael Givel, Failure to Change through Multiple Policy Instruments and Venues the Tobacco Industry Policy Subsystem in the States from 1990 to 2003, University of Oklahoma, 2006
  • Richard Leakey et Roger Lewin, La sixième extinction, Flammarion, Paris 1995