Révolte crétoise de 1866-1869

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La révolte crétoise de 1866-1869 est une insurrection du peuple crétois contre l'occupation ottomane de l'île. Cette insurrection s'inscrit dans un mouvement plus large de volonté d'indépendance du peuple crétois vis-à-vis de l'Empire ottoman qui possède l'île depuis le milieu du XVIIe siècle. D'une durée de trois ans, cette révolte est souvent considérée comme l'apogée de la lutte des Crétois contre les Ottomans, marquée en particulier par le massacre du monastère d'Arkadi en novembre 1866.
Cette insurrection amène par la suite la Crète à être inclue dans la diplomatie des grandes puissances européennes dans la question d'Orient[1].

Sommaire

[modifier] Contexte

Commencée en 1648, la conquête de la Crète par l'Empire ottoman s'achève en 1669 avec la fin du siège de Candie. La période ottomane de l'histoire de l'île est émaillée d'insurrections. En 1821, la Grèce se soulève contre l'occupant ottoman, et la Crète prend part à la guerre d'indépendance. Mais en 1830, à la fin de la guerre, la Crète ne fait pas partie du nouvel État grec. L'île passe sous l'autorité de Méhémet Ali d'Égypte, pour services rendus à l'Empire ottoman lors de la guerre d'indépendance dans le Péloponnèse. Cette parenthèse égyptienne ne dure que dix ans, et en 1840, la Crète revient sous l'autorité du sultan. Malgré une nouvelle tentative d'insurrection du peuple crétois, la Crète connaît une période de paix relative jusqu'en 1866.

Ismael Pacha
Ismael Pacha

Le 30 mars 1856, le Traité de Paris oblige le sultan à appliquer le Hatti-Houmayoun, c'est à dire l'égalité civile et religieuse des Chrétiens et des Musulmans[2]. Les autorités ottomanes en Crète sont réticentes à appliquer ces réformes[3]. Devant le grand nombre de conversions des musulmans (majoritairement des anciens Chrétiens convertis à l'Islam et donc relapses), l'Empire tente de revenir sur la liberté de conscience[2].
Les quatre décennies suivantes (jusqu'à l'indépendance en 1898), les révoltes ne font que suivre le chemin entrouvert par le Hatti-Houmayoun.
Une seconde cause à l'origine de l'insurrection de 1866 est l'intervention d'Ismaïl Pacha dans une querelle interne à propos de l'organisation des monastères crétois[1]. Différents laïcs préconisent depuis 1862 que les biens des monastères passent sous le contrôle du conseil des anciens, et ce dans un but de création d'écoles, mais rencontrent l'opposition des évêques. Ismaïl Pacha intervient dans cette querelle interne aux Chrétiens en désignant les personnes chargées de débattre du sujet, en annulant l'élection de membres « indésirables » et en arrêtant et emprisonnant les membres du comité chargé de se rendre à Constantinople pour évoquer le sujet avec le Patriarche. Cette intervention provoque des réactions violentes au sein de la population chrétienne de Crète[1].

[modifier] L'insurrection

Hatzimichalis Yannaris
Hatzimichalis Yannaris

Au printemps 1866, des réunions ont lieu dans divers villages[4]. Le 14 mai, une assemblée se tient près de La Canée et rédige une pétition qu'elle envoie au sultan de l'empire ottoman et aux consulats des grandes puissances présentes à La Canée. Leurs demandes sont des allègements fiscaux, l'application des dispositions prises dans les tribunaux et les divers conseils, une liberté de religion plus grande, la création d'une banque de prêt, l'ouverture de tous les ports au commerce[5]. Une seconde pétition est signée le lendemain et adressée aux rois de France et de Grande-Bretagne et au Tsar de Russie, réclamant l'union de la Crète à la Grèce.
Insatisfaits de la réponse de la Porte qui intervient à la mi-juillet, une déclaration de révolution est signé le 20 juillet. Le 21 août, l'assemblée révolutionnaire appelle le peuple crétois à se révolter contre le joug ottoman[2].

Alors que l'éventualité d'une révolte se précise, les Crétois vivant sur le territoire grec ainsi que les Grecs de Grèce se mobilisent pour fournir aux insurgés argent, armes et nourriture. À Athènes, un comité central de soutien aux Crétois s'organise et est dirigé par le gouverneur de la banque de Grèce de l'époque, Markos Renieris. Tout au long de l'insurrection, des navires grecs forcent le blocus ottoman afin de ravitailler l'île et évacuer les blessés.

Les rebelles crétois représentent environ 25 000 hommes, souvent expérimentés, endurants, connaissant très bien le terrain et pouvant tirer profit des montagnes pour transformer le conflit en guérilla.

Omer Pacha
Omer Pacha

Dès les premiers signes d'éventualité d'une insurrection, au début de l'été 1866, l'Empire ottoman envoie 4 600 hommes en renfort des troupes égyptiennes déjà présentes en permanence. Ainsi, avant le début du conflit, l'armée ottomane s'élève à 25 000 hommes[6]. D'autres renforts débarquent sur l'île peu après le début de la révolte, portant ce chiffre à 45 000 en septembre 1866, et dirigés par Omer Pacha qui vient de s'illustrer dans une répression féroce en Bosnie et au Monténégro[5]. Il faut ajouter les quelques 10 000 Turco-crétois mobilisés à l'occasion par l'Empire ottoman. Plus que par le nombre, les Turcs sont supérieurs aux guerriers crétois par leur équipement plus moderne, leurs possibilités de ravitaillement et leur soutien économique. De plus, l'armée ottomane est organisée et dotée de chefs militaires expérimentés. Les Crétois n'ont pas vraiment de commandant-en-chef dirigeant l'ensemble des opérations, même si trois chefs de guerre portent ce titre : Ioannis Zymvrakakis, chef des opérations militaires dans la région de La Canée, Panos Koronaios, colonel grec dirigeant les opérations dans la région de Réthymnon et Michalis Korakas, en charge de la partie orientale de l'île. De nombreux autres chefs militaires dirigent les opérations dans des secteurs précis de l'île[7].

Principaux chefs crétois de la révolte
Nom Province
Hatzimachalis Yannaris Kydonia
Konstantinos Kriaris Selino
Kostaros Voloudakis Apokoronas
Stamatis Hionoudakis Sfakia
Michalis Tsouderos Agios Vasileios
Michalis Skoulas Mylopotamos
Paul Dedidakis Malevizi
Nikolaos Theiakakis Monofasi
Antony Zographos Pediada
K. Sphakianakis Mirabello

Les Crétois s'organisent et mettent femmes et enfants à l'abri dans les montagnes ou dans les îles par peur des massacres. À l'inverse, les civils musulmans sont regroupés dans les villes fortifiées et les fortins ruraux[5].

Les premiers affrontements ont lieu dans le district de Selino, au sud-ouest de l'île, avant même la proclamation officielle de la révolution. Kriaris s'empare de places fortes. Près de La Canée, les Égyptiens tentent de bloquer la route vers Sfakia, mais se font assiéger par les rebelles de l'Apokoronas. Les Égyptiens doivent alors battre en retraite dans La Canée, devant abandonner sur place leur ravitaillement.
Face à ces débuts difficiles, l'Empire ottoman et l'Égypte remplacent leurs chefs militaires. L'Égypte envoie son ministre de la guerre, Ismael Pacha ; le Sultan envoie Mustapha Pacha Giritli. Rapidement, ce dernier délivre les Turcs assiégés dans le sud-ouest de l'île puis lance une campagne dans les montagnes près de Kydonia qui abritent de nombreux insurgés. Il fait brûler entre autres les villages de Therissos et de Lakkoi, le village de Hadji-Michalis Yannaris. Zymvrakakis est également défait à Vafes le 12 octobre.

Ces défaites affaiblissent le moral des insurgés. Mustafa offre aux Grecs venus aider les Crétois la possibilité de retourner sur le continent en sécurité. Mustafa recherche surtout la soumission des Sfakiotes, et de nombreux villages autour de Sfakia se rendent[8].

[modifier] Le drame d'Arkadi

Icône de détail Article détaillé : Monastère d'Arkadi.
Peinture représentant le drame d'Arkadi
Peinture représentant le drame d'Arkadi

Le comité révolutionnaire de Réthymnon siège au monastère d'Arkadi. Panos Koronaios y nomme Ioanis Dimakopoulos comme commandant de la garnison présente, aidée par l'abbé Gabriel Marinakis.
Après sa victoire dans l'Apokoronas, Mustafa avance vers la région de Réthymnon. Le 8 novembre 1866, l'armée de Mustafa encercle le monastère d'Arkadi avec 15 000 hommes[8]. 300 rebelles et 600 femmes et enfants y ont trouvé refuge. Malgré leur large supériorité numérique, les Turcs ne parviennent pas à prendre le monastère le premier jour. Le lendemain, la porte ouest du monastère cède, et alors que les Ottomans s'engouffrent dans le monastère, les insurgés font sauter les réserves de poudre, préférant causer la perte de 964 personnes plutôt que de se rendre[9]. Une centaine de Crétois sont faits prisonniers, et seuls trois ou quatre d'entre eux parviennent à prendre la fuite. Du côté turc, on dénombre 1 500 tués[9].

[modifier] La fin de la révolte

Le nouvel objectif de Mustapha devient Sfakia. Les troupes ottomanes sont transportées par navire sur la côte sud de l'île à proximité de Sfakia (Agia Roumeli et Frangokastelo) à la fin de l'année 1866. Au cours de l'année 1867, plusieurs tentatives d'attaque contre Sfakia échouent. Dans le même temps, l'armée ottomane anéantit les insurgés réfugiés dans le Lassithi. La situation et l'indignation croissante de la communauté internationale oblige le sultan à effectuer un revirement dans sa politique en Crète et doit adopter une politique de concession et de conciliation[10].

Mehmed Emin Aali Pacha
Mehmed Emin Aali Pacha

Le 5 septembre 1867, le sultan accorde une amnistie générale et annonce un cessez-le-feu de cinq semaines. Le grand vizir Ali Pacha est envoyé en Crète afin d'apporter une nouvelle constitution qui prévoit une relative autonomie de l'île et accorde des privilèges à la population chrétienne. À son arrivée, Ali Pacha informe l'assemblée révolutionnaire qu'il est prêt à étudier toute forme de gouvernement, à la condition que les Crétois renoncent à l'union avec la Grèce[10]. L'assemblée refuse et les hostilités continuent.

Le 11 novembre 1867, Ali propose un nouveau projet administratif, « la Loi organique », comportant un certain nombre de privilèges, notamment une représentation limitée de l’élément crétois dans l’administration de l’île, des allègements fiscaux, l'établissement d'une banque et la pleine équivalence des deux langues, grecque et turque[11].

La lutte des insurgés crétois ne cesse pas pour autant. Mais l'aide en provenance de Grèce se fait avec de plus en plus de difficultés, surtout après que les ports ne deviennent accessibles qu'aux navires dûment autorisés. En octobre 1868, la rebellion s'éteint dans l'est de la Crète. Le 11 décembre, le gouvernement provisoire des insurgés est assiégé à Gonia et la plupart de ses membres sont tués[12].
En janvier 1869, la conférence de Paris se déroule sans représentants grecs. Elle invite le gouvernement hellénique à s’abstenir de toute action militaire dans l’île. La Crète reste au Sultan, mais est déclarée province privilégiée, gouvernée selon les statuts spéciaux accordés en 1867[12].

[modifier] La réaction internationale

La Grande-Bretagne et la France tiennent au statu-quo au sein de l'Empire ottoman. D'autant que la France refuse de soutenir la Crète sans être sûre de son soutien contre la Prusse.
La Russie, humiliée par le Traité de Paris est la seule à soutenir l'initiative crétoise et fait passer son soutien par ses représentant sur l'île. Mais la Russie, usée par la Guerre de Crimée, ne peut agir seule[9].
En Grèce, l'insurrection bénéficie d'un large soutien populaire. Mais l'État grec est incapable d'aider militairement et économiquement la Crète, spécialement parce que la Turquie rassemble au même moment des troupes sur la frontière nord du pays. De plus les hommes politiques grecs sont divisés sur le soutien à accorder à l'île. Ainsi, Dimitrios Voulgaris, favorable à la politique britannique, est réticent au soutien à la Crète, alors qu'Alexandre Koumoundouros est favorable à la politique russe. De manière générale, le gouvernement grec dirigé par Venizelos Rouphos est clairement opposé à la révolte. La Grèce ferme les yeux sur les quêtes et les départs de volontaires et ne peut faire plus[9].

La tragédie d'Arkadi est un tournant pour l'opinion mondiale. L'évènement rappelle l'épisode de Missolonghi et de nombreux philhellènes du monde entier se prononcent en faveur de la Crète. Des volontaires serbes, hongrois et italiens arrivent alors en Crète. Gustave Flourens, alors enseignant au Collège de France, s'engage et arrive en Crète à la fin de l'année 1866. Il forme un petit groupe de philocrétois avec trois autres Français, un Anglais, un Américain, un Italien et un Hongrois, qui publie une brochure sur La question d'Orient et la Renaissance crétoise, contacte les politiques français et organise des conférences en France et à Athènes. Les Crétois le nomment même député à l'assemblée mais son action se heurte au refus des grandes puissances[9]. Des lettres écrites par Victor Hugo sont publiées dans le journal Kleio à Trieste, afin d'alerter l'opinion publique du monde entier.

Samuel Gritley Howe, philhéllène américain
Samuel Gritley Howe, philhéllène américain

Ne trouvant pas le soutien nécessaire auprès des grandes puissances européennes, les Crétois recherchent l'aide des États-Unis. À cette époque, les États-Unis montrent une volonté de s'implanter en Méditerranée et montrent un intérêt pour la Crète à leur tour. Des rapports montrent qu'ils recherchent un port en Méditerranée et qu'il pensent entre autres à acheter l'île de Mélos ou d'obtenir une île de la part de la Porte[13]. La lutte crétoise rencontre un écho favorable dans l'opinion publique américaine. Les philhellènes américains arrivent à faire progresser l'idée d'indépendance de l'île[14], et au cours de l'année 1868, une demande de reconnaissance de la Crète libre est adressée à la Chambre des représentants[15], mais celle-ci choisit finalement la voie diplomatique avec l'Empire ottoman, préférant respecter une politique de non-intervention dans les affaires ottomanes[16].

[modifier] Notes et références

[modifier] Notes

  1. abc Detorakis, History of Crete, p.330
  2. abc J. Tulard, Histoire de la Crète, p.114
  3. Detorakis, History of Crete, p.328
  4. Detorakis, op.cit., p.331
  5. abc J. Dalègre, Grecs et Ottomans, 1453-1923, p.195
  6. Detorakis, op.cit., p.333
  7. Detorakis, op.cit., p.334
  8. ab Detorakis, op.cit., p.336
  9. abcde J. Dalègre, op. cit., p.196
  10. ab Detorakis, op. cit., p.342
  11. Detorakis, op.cit., p.347
  12. ab Detorakis, op.cit., p.345
  13. A. J. May, Crete and the United States, 1866-1869, in The Journal of Modern History, vol.16, n°4 (décembre 1944), p.286
  14. A. J. May, Crete and the United States, 1866-1869, in The Journal of Modern History, vol.16, n°4 (décembre 1944), p.290-291
  15. A. J. May, Crete and the United States, 1866-1869, in The Journal of Modern History, vol.16, n°4 (décembre 1944), p.292
  16. A. J. May, Crete and the United States, 1866-1869, in The Journal of Modern History, vol.16, n°4 (décembre 1944), p.293

[modifier] Sources

  • Joëlle Dalègre, Grecs et Ottomans, 1453-1923, l'Harmattan, 2002
  • Téocharis Détorakis, A history of Crete, Heraklion, 1994
  • A. J. May, Crete and the United States, 1866-1869, dans The Journal of Modern History, vol.16, n°4 (décembre 1944)
  • Jean Tulard, Historie de la Crète, PUF, 1979

[modifier] Articles connexes