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Georges Bernanos - Le signe

Le sein de Lumbres glisse ses mains sous les petits bras raides, tire à demi au-dehors le léger cadavre. La tête retombe et roule sur l'une et l'autre épaule, puis glisse en arrière, immobile. Elle a l'air de dire : « Non !... Non ! » avec le joli geste las des enfants gâtés. Mais qu'importe au rude paysan forcé jusque dans sa suprême espérance, et que retient debout une colère inhumaine, un de ces sentiments élémentaires, rage d'enfants ou de demi-dieu ?

Il élève le petit garçon comme une hostie. Il jette au ciel un regard farouche. Comment espérer reproduire le cri de détresse, la malédiction du héros, qui ne demande pitié ni pardon, mais justice ! Non, non ! il n'implore pas ce miracle, il l'exige. Dieu lui doit, Dieu lui donnera, ou tout n'est qu'un songe. De lui ou de Vous, dites quel est le maître ! O la folle, folle parole, mais faite pour retentir jusqu'au ciel, et briser le silence ! Folle parole, amoureux blasphème !...

Georges Bernanos (20/02/1888 - 5/07/1948)- Sous le soleil de Satan (IIe partie, fin chap.VII) - (éditions Plon, 1926)

[modifier] s:février 2008 Invitation 1

Georges Bernanos - Le signe

Le sein de Lumbres glisse ses mains sous les petits bras raides, tire à demi au-dehors le léger cadavre. La tête retombe et roule sur l'une et l'autre épaule, puis glisse en arrière, immobile. Elle a l'air de dire : « Non !... Non ! » avec le joli geste las des enfants gâtés. Mais qu'importe au rude paysan forcé jusque dans sa suprême espérance, et que retient debout une colère inhumaine, un de ces sentiments élémentaires, rage d'enfants ou de demi-dieu ?

Il élève le petit garçon comme une hostie. Il jette au ciel un regard farouche. Comment espérer reproduire le cri de détresse, la malédiction du héros, qui ne demande pitié ni pardon, mais justice ! Non, non ! il n'implore pas ce miracle, il l'exige. Dieu lui doit, Dieu lui donnera, ou tout n'est qu'un songe. De lui ou de Vous, dites quel est le maître ! O la folle, folle parole, mais faite pour retentir jusqu'au ciel, et briser le silence ! Folle parole, amoureux blasphème !...

Georges Bernanos (20/02/1888 - 5/07/1948)- Sous le soleil de Satan (IIe partie, fin chap.VII) - (éditions Plon, 1926)

[modifier] s:février 2008 Invitation 2

Jules Verne - Le pari

— Un bon anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose aussi sérieuse qu'un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous ?

— Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s'être entendus.

— Bien, dit Mr Fogg. Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. Je le prendrai.

— Ce soir même ? demanda Stuart.

— Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs. — Voici un chèque de pareille somme. » Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six co-intéressés.

Jules Verne (1828 – 1905) Le tour du monde en 80 jours (1873) - (Chap. III)

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[modifier] s:février 2008 Invitation 3

Joris-Karl Huysmans - Saint-Sulpice

C'était pendant la première semaine de novembre, la semaine où se célèbre l'octave des morts. Durtal entra, le soir, à huit heures, à Saint-Sulpice. Il fréquentait volontiers cette église parce que la maîtrise y était exercée et qu'il pouvait, loin des foules, s'y trier en paix. L'horreur de cette nef, voûtée de pesants berceaux, disparaissait avec la nuit ; les bas côtés étaient souvent déserts, les lampes peu nombreuses éclairaient mal ; l'on pouvait se pouiller l'âme sans être vu, l'on était chez soi.

Durtal s'assit derrière le maître-autel, à gauche, sous la travée qui longe la rue de Saint-Sulpice ; les réverbères de l'orgue de chœur s'allumèrent. Au loin, dans la nef presque vide, un ecclésiastique parlait en chaire. Il reconnut à la vaseline de son débit, à la graisse de son accent, un prêtre, solidement nourri, qui versait, d'habitude, sur ses auditeurs, les moins omises des rengaines.

Joris-Karl Huysmans (5/02/1848 – 1907) - En route (1895) (incipit)

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[modifier] s:février 2008 Invitation 4

Marivaux - Manipulation

ARAMINTE : Méchant valet ! Ne vous présentez plus devant moi.

DUBOIS, comme étonné  : Hélas ! Madame, j'ai cru bien faire.

ARAMINTE : Allez, malheureux ! Il fallait m'obéir ; je vous avais dit de ne plus vous en mêler : vous m'avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C'est vous qui avez répandu tous les soupçons qu'on a eus sur son compte, et ce n'est pas par attachement pour moi que vous m'avez appris qu'il m'aimait, ce n'est que par le plaisir de faire du mal. Il m'importait peu d'en être instruite : c'est un amour que je n'aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d'avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maître, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l'assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout. Que je ne vous voie jamais, et point de réplique.

DUBOIS s'en va en riant  : Allons, voilà qui est parfait.

Marivaux (4/02/1688 -1763) - Les Fausses Confidences (1737) (Acte III, scène 9)

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[modifier] s:février 2008 Invitation 5

Stuart Merrill - Refrains mélancoliques

(...)

J'ai demandé la vie aux somnolents hivers
Où les neiges aux cieux s'en vont comme des rêves
Et les houles roulant dans les brouillards amers
Ululent en mourant, le soir, au long des grèves !
Mais j'ai vu revenir les mêmes avenirs.
Les hivers ont neigé sur le sein de la terre,
Et les vieilles amours et les vieux souvenirs
De nouveau, fous d'effroi, sont morts dans le mystère.

(...)

Stuart Merrill (1863-1915) - Les Gammes (1887)

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[modifier] s:février 2008 Invitation 6

Daniel Mendelsohn - L'anonymat des disparus

C'était pour sauver mes parents [ma parentèle] des généralités, des symboles, des abréviations, pour leur rendre leur particularité et leur caractère distinctif, que je m'étais lancé dans ce voyage étrange et ardu. Tués par les nazis – oui, mais par qui exactement ? Effroyable ironie d'Auschwitz – je m'en suis aperçu en traversant les salles remplies de cheveux humains, de prothèses, de lunettes, de bagages destinés à ne plus aller nulle part –, l'étendue de ce qui est montré est tellement gigantesque que le collectif et l'anonyme, l'envergure du crime, sont constamment et paradoxalement affirmés aux dépens de toute perception de la vie individuelle. Naturellement, c'est utile puisque, même encore aujourd'hui, même lorsque les survivants racontent leurs histoires à des gens comme moi, il y en a d'autres, nous le savons bien, qui veulent minimiser l'importance de ce qui s'est passé, et même nier que cela a eu lieu (...).

Daniel MendelsohnLes disparus (page 146) (Éditions Flammarion, 2007)