Discuter:Dieulefit

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[modifier] Pierre Emmanuel

Bonjour,

Je trouve que la section sur Pierre Emmanuel est plus un document complémentaire et qu'il n'a guère de pertinence au sein d'une notice de type encyclopédique. Je propose donc de le laisser dans la partie discussion pour l'instant. Je le colle donc ici avec un lien, mais il ne faut pas hésiter à en discuter...

« A Dieulefit, nul n'est étranger Cet admirable village français dont le nom est à lui seul une promesse, fut, dans l'extrême division des consciences, une image de l'unité de la patrie: j'ai nommé Dieulefit, dans la Drôme. J'y vins en juillet 1940: Pierre-Jean Jouve le poète s'y était installé; je me proposais de passer quelques jours auprès de lui; je devais y rester quatre ans, ne quittant Dieulefit que pour de brefs voyages, à Lyon, Avignon ou Paris. C'est à trente kilomètres du Rhône, un gros bourg qui s'accroche à la terre aride, tout entouré de monts en éventail. Ni Dauphiné, ni Provence: un pays en cul de sac, fermé par le trapèze du Miélandre, croupe de bêtes puissante, derrière laquelle se lèvent les grands soleils d'été. Si rude que soit le sol, il est partout à la mesure de l'homme: l'air est net, la lumière concise; aucun détail n'échappe à l'œil; tout est en vue. Peu d'ombre, des arbres robustes, mais tassés dans l'effort de surgir: l'olivier est plus bas, à vingt kilomètres; mais le châtaignier n'est pas moins tourmenté, ni le chêne trapu des montagnes. Dans la perspective parfois, une haie de peupliers, dont le jet surprend, approfondi derrière elle l'espace. Le vent ne cesse jamais: il faut s'y faire, non sans peine; mais il est d'essence lumineuse, la vigueur des lignes en est accusée. Ici se vérifie sur le mode le plus austère, la loi du paysage français: rigueur, mais presque musicale; magistère de l'esprit, mais flexion harmonieuse du cœur. Terre de sensibilité profonde et pudique, pénétrée loin par la conscience méditée, retenue longtemps jusqu'à ne se distinguer de l'esprit. Peut être n'est il pas sans importance, pour le paysage même, que Dieulefit soit protestant: la vieille race l'est du moins, si les nouveaux venus sont catholiques. Sur les hauteurs environnantes subsistent encore les déserts, sortes de cirques naturels, majestueusement assis dans les arbres, loin des routes, près de Dieu: poursuivis par les dragons du roi, les réformés, avec un instinct biblique de la grandeur, se choisirent ces hauts lieux pour temples; la bible et le paysage y sont d'accord. Des générations traquées se sont adossées à cette impasse où la vallée se refermait: elles s'y sont fortifiées; on fait front, ne se sont jamais soumises; comme cette héroïne protestante, elles ont gravé sur la montagne le mot Résister. Le souvenir des persécutions ne s'est point effacé des mémoires calvinistes: aujourd'hui comme au temps des dragonnades, le cœur protestant est du côté du proscrit. Dieulefit le montra bien, qui fut un lieu d'asile; et de réconciliation. De ses deux mille habitants, la moitié la plus instable est catholique: signe de division comme le génie français en a souffert tant d'exemples. Mais ici, surmonté, presque insensible, et qui stimule sans plus déchirer. Quand un groupe humain a su triompher d'une division radicale, sans ruiner sa diversité, son sens de l'universel sort grandi de cette épreuve: ses différences, qui semblaient jadis inconciliables, on trouvé leur fond commun de vérité; elles reflètent l'ensemble sous l'aspect, sans trahir l'unité vivante. Unité sans égoïsme, tout le contraire du statu quo: saluant l'universel où il se trouve, et le reconnaissant comme le sien. A Dieulefit, nul n'est étranger: celui qui va débarquer tout à l'heure, rompu par un affreux trajet d'autobus, affamé, poursuivi peut être et qui vit dans la terreur des regards braqués sur lui, qu'il se rassure, la paix enfin va l'accueillir, il se trouvera parmi les siens chez lui, car il est le prochain pour qui toujours la tables est mise. Le village vit doubler sa population pendant la guerre, sans cesser d'être homogène, sans perdre son identité. Et je ne parle pas des milliers de réfugiés de toutes sortes qui passaient, s'asseyaient un instant, rompaient le pain avec leurs frêres, et repartaient avec certitude qu'ici au moins, ils étaient aimés. Dans le tourbillon d'un exode qui, pour beaucoup dura quatre années, ceux là qui sentaient sous leurs pas se dérober toute la terre, qui n'avaient plus ni bien ni patrie; croyaient rèver qu'ils prenaient pied sur le sol ferme; ils mettaient des semaines à rééduquer leur liberté, à s'adapter aux visages de bon aloi qui se donnaient à eux d'avance. mais tôt ou tard, ils cédaient au bien être, se détendaient: leur hostilité de parias s'effaçait, ils s'accordaient à l'ambiance fraternelle, devenaient des visages quotidiens. J'ai vécu dix ans aux pays natal et tout l'été dix années encore: mais Dieulefit est ma petite patrie. Je suis seul de n'être point seul à penser de la sorte, parmi les centaines d'errants que ce village adopta. Les uns, fuyant des quatre coins de l'Europe, Alsaciens, Belges, Polonais, Allemands; d'autres, Américains ou Anglais, trapped, pris au piège, et sous la menace des camp; des repris de justice (la justice de Vichy) qui préféraient la savoir à distance; des gens qui avaient un passé, hypothèque bien regrettable en un temps où les dénonciateurs patentés n'arrêtaient pas de racler leurs souvenirs; des Juifs enfin, quelques uns Français, la plupart on ne savait d'où, par centaines, si terrorisés qu'on lisait leur race dans les yeux, mais autour d'eux chacun se refusait de le voir, pour ne pas humilier leur détresse: en tout, près de deux mille nouveaux venus. Presque tous, quand ils n'avaient déjà de faux papiers, en recevaient tout un jeu, par les soins d'une fille admirable, secrétaire de la mairie. Cet indice matériel montre bien la force d'assimilation du village, ou plutôt son pouvoir unifiant. Dieulefit, pendant ces quatre années, illustra consciencieusement la leçon de l'Épître aux Romains: il n'y a ni Juifs ni Grecs, il n'y a que des Hommes sous le regard de Dieu; une seule définition de l'homme, et qu'il faut défendre partout, en tout homme où elle est menacée. Je ne sais si mon voisin, l'électricien communiste, ou Mlle Marie, la vielle couturière protestante qui venait ravauder notre linge, auraient pu formuler cette définition: mais le pourrais je moi même ? Quand Mme Peyrol qui ne décolérait pas contre son poste, qu'elle débranchait parfois, de rage, pour le rebrancher aussitôt, s'écriait avec son accent du midi " Tous les hommes sont des hommes quand même", cette simple équation se suffisait: A est A, et ne sera jamais non-A. Nous sommes un vieux peuple, qui sait depuis longtemps ce qu'est l'homme: si longtemps en vérité, que ce savoir est tout instinctif; il passe les mots, il est prompt, plus que l'esprit lui même. Il ne se trompe jamais. Cette évidence de l'instinct est l'apanage singulier des plus pauvres: il ne leur vient jamais à l'esprit (et pour cause) de se juger en fonction de leurs biens; ils n'en sont que plus exercés, par le sens nu de la valeur, à saisir l'homme sous l'écorce. L'âme des Dieulefitois était nette comme le paysage alentour: tendre et dure, se dessinant en lignes simples, mais dont la courbe sait moduler toutes les nuances du cœur. Ils ne savaient pas vivre dans la confusion: cette inaptitude au mensonge est un des traits dominants du peuple, et singulièrement de ceux- ci, qui créditent les autres d'une franchise égale à la leur; lorsqu'on les trompe ou qu'ils se sentent trompés, ils ne supportent pas l'imposture; non qu'elle les blesse, mais elle atteint l'homme en eux. Dès juillet 1940, les trois-quarts des Dieulefitois avaient décelé le mensonge: rien désormais n'entamerait le jugement qu'ils avaient une fois porté sur lui. Rien ne pourrait les empêcher de témoigner clairement que le vrai n'a qu'un visage: ils étaient protestants, nourris d'une Parole qui n'accepte aucun compromis; même un communiste, s'il est de souche réformée, retrouve naturellement les accents impérieux de la Bible; l'homme communiste ne sort point ex-abrupto de la seule idéologie. Ce petit peuple, fier de sa constance, ne s'est jamais démenti: il fut l'image de la communauté française, de l'univers français. Il accomplit cette catharsis dont l'opération devait préserver notre pays de la désintégration morale: mais, par une grâce dont il fut peu d'exemples en ce temps, où l'horreur confondait la pensée, Dieulefit, sans cesser de participer à la souffrance du monde, resta dans la lumière et la joie. Ce paradoxe est la vertu des grandes âmes, au terme d'un long effort d'intégration qui n'a rien refusé, fut-ce le mal absolu: ici l'intégration se faisait d'instinct, la vie se mobilisait tout entière, sans balancer le pour et le contre, sans s'étonner autrement du mal. Ce qui prouve que la santé vitale rejoint l'équilibre spirituel le plus haut. Pierre Emmanuel  »