Albert de Cuyck

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Albert de Cuyck ( - 1200) : Prince-Évêque de Liège de 1195 à 1200.

[modifier] État de la question sur la prétendue « charte d'Albert de Cuyck »

Le contenu de la prétendue « charte d'Albert de Cuyck » n'est connu que par un diplôme perdu depuis très longtemps dans des circonstances mystérieuses, qui aurait été conféré aux bourgeois de Liège par le roi de Germanie Philippe de Souabe peu de temps avant sa mort en 1208 .

L'octroi de cette supposée charte épiscopale n'a laissé aucune trace dans les annales et les chroniques de l'époque, pas davantage que le diplôme prétendant confirmer la teneur de privilèges émanant d'un évêque de Liège du nom d'Albert. Il faut attendre la fin du XIVe siècle, voire le début du XVe, pour trouver les premières mentions du diplôme, — non de la prétendue charte, et à l'occasion d'interpolations probables, — chez le chroniqueur Jean d'Outremeuse avec la reproduction de son texte complet, chez Jacques de Hemricourt de deux de ses articles seulement, puis quelques années plus tard chez Jean de Stavelot, continuateur de « Maître Jean d'Outremeuse », sous la forme d'une traduction romane .

Du diplôme, nous rencontrons aussi l'utilisation de l'un de ses articles en 1400 et 1405 contre l'évêque Jean de Bavière . Encore une fois c'est le « privilège impérial » qui est invoqué. Le nom de « l'évêque Albert » ne semble guère ici avoir la moindre importance aux yeux des rédacteurs de ces actes. Sinon on ne se serait pas contenté de rester dans l'imprécision en le mentionnant.

En 1613 Chapeauville, un des « premiers historiens liégeois », célèbre par son manque de critique dans sa compilation des sources médiévales, — notamment de l'œuvre du chroniqueur Gilles d'Orval, — en commentant la discorde de 1198 entre les bourgeois et le clergé de la cité au sujet de la fermeté , notait que l'on n'avait jamais trouvé dans les sources narratives la moindre trace d'une concession de privilèges faite par un « évêque Albert » aux Liégeois. Il avait eu connaissance de plusieurs copies en langue romane du prétendu diplôme de Philippe de Souabe, qu'il mentionnait comme « une pièce supposée », et les mots fameux du dispositif du diplôme faisant allusion à un certain évêque Albert avaient retenu son attention, mais il ne se demandait même pas s'il s'agissait d'Albert de Cuyck ou d'Albert de Louvain, puisqu'il pensait que cette charte n'avait jamais existé.

Évidemment Chapeauville n'avait pas intérêt, en tant que dignitaire ecclésiastique au service de l'évêque, à publier quoi que ce fût qui eût pu favoriser les thèses du parti populaire, les Grignoux. On était alors au temps où la cité de Liège s'opposait à la volonté du prince et du chapitre cathédral de mettre au pas la démocratie liégeoise. Il n'empêche que l'on peut attribuer à Chapeauville le mérite d'avoir été le premier « historien » à remarquer que le diplôme de Philippe de Souabe prétendait être une confirmation de privilèges octroyés d'abord par un évêque. En 1629, Étienne Rausin, bourgmestre de Liège, membre du parti des Grignoux, un des avocats de la cité à la Chambre impériale de Spire dans son procès contre le prince et le chapitre de Saint-Lambert au sujet du statut de ville impériale qu'elle revendiquait depuis 1566 , fit paraître un mémoire contenant les arguments qui devaient convaincre les juges, du moins le pensait-il.

Dans ce livre, mieux connu sous le nom abrégé de Delegatio, parmi les pièces utilisées comme preuves du bien-fondé de sa cause, Rausin mentionnait le diplôme de Philippe de Souabe, qui avait d'ailleurs à ses yeux plus de poids que la charte épiscopale dont il prétendait confirmer le contenu. Donc, il était de peu d'importance qu'un évêque du nom d'Albert accordât ces « privilèges », d'autant que les Liégeois, pour les faire confirmer, se seraient adressés en 1208 à leur évêque Hugues de Pierrepont plutôt qu'au roi de Germanie Philippe de Souabe. D'autre part, puisque le « diplôme » était une confirmation, les Liégeois auraient déjà bénéficié depuis longtemps des « privilèges » en question, ce qui n’était nullement prouvé.

Mais la suite des événements ne fut pas favorable à ce fier Grignoux et il finit par passer dans le camp opposé. Il fit alors paraître à Namur, en territoire étranger, un livre qui servait à détruire les arguments juridiques de la cité dans son procès à la Chambre impériale. Puisque les Liégeois s'appuyaient sur des diplômes impériaux pour faire valoir leurs arguments, l'avocat essayait de démontrer que ces documents produits devant les juges du Tribunal d'Empire n'avaient pas la portée qu'on voulait bien leur prêter, ou bien qu'ils étaient tout simplement des faux fabriqués par leurs bénéficiaires. Pour arriver à ses fins, il tentait de prouver que ces pièces n'auraient pas pu avoir été rédigées à la chancellerie dont elles semblaient provenir. Selon Rausin , le roi Philippe ne pouvait confirmer ce qu'avait accordé un évêque mort huit ans auparavant, car ces privilèges auraient dû mourir avec leur auteur ; en outre, si le diplôme était authentique, Hugues de Pierrepont (successeur du « philanthrope mitré » mort en 1200) et le chapitre de Saint-Lambert auraient dû y être mentionnés en 1208, — le document ne comportant par ailleurs aucune liste de témoins ! En outre, il n'est pas prouvé que Philippe se trouvait à Düren à la date indiquée. Quant à Albert de Cuyck, il aurait pu accorder des privilèges aux Liégeois parce qu'il aurait été simoniaque , — ce qui dévalorisait la portée de toute charte émanant de lui, puisqu'elle aurait été obtenue à prix d'argent ; en outre, membre du parti opposé au « bon évêque » Albert de Louvain, frère du duc de Brabant, il ne pouvait que faire du tort à l'Église de Liège en concédant des libertés qui devaient fatalement amoindrir le Patrimoine de saint Lambert, ce Grand Saint Martyr Patron du Pays. Il ne faut pas perdre de vue que Rausin écrivait alors en faveur des Chiroux, le parti aristocratique, allié au souverain Habsbourg, lointain successeur du frère de l'évêque Albert de Louvain en tant que duc de Brabant. Enfin le bourgmestre transfuge se flattait de constater que les différentes confirmations de la supposée charte épiscopale n'avaient accordé aucun nouveau droit à leurs bénéficiaires , — un diplôme véritable, et non « supposé », aurait dû selon lui contenir des privilèges supplémentaires s'ajoutant à ceux qui devaient provenir de la chancellerie de l'évêque.

Étienne Rausin fut donc le premier à se poser la question de savoir qui était cet évêque Albert mentionné dans le diplôme dit « de Philippe de Souabe », tout en déclarant qu'il était oiseux de conjecturer à ce sujet ; précisant que la « littérature historique » (l'historiographie liégeoise de l'époque) faisait d'Albert le fauteur de cette satanée charte, qui ne pouvait d'ailleurs qu'être l'œuvre d'un adepte de la simonie.

Quant à Albert de Louvain, par contre, en ce début du XVIIe siècle, il passait pour un très saint homme, lui qui avait abandonné sa vie de chanoine de Saint-Lambert pour se faire armer chevalier par le comte de Hainaut Baudouin V, ennemi de son père le duc de Brabant Godefroid III. Celui-ci obligea d'ailleurs par la suite son fils à réintégrer son ancien état de clerc, car il avait intérêt à faire de lui un évêque de Liège plutôt qu'un homme de guerre .

Rausin avait sans doute lu les exploits d'Albert de Louvain dans le livre de Chapeauville, paru en 1613, l'année même où le culte de cet évêque, tué plus de quatre cents ans auparavant, fut confirmé par le pape Paul V, près d'un an après que l'on eût, en grandes pompes, à la demande des archiducs Albert et Isabelle, transféré de Reims à Bruxelles, puis réinhumé le 11 décembre 1612 au Carmel de cette ville, les « restes du Martyr », — en fait ceux de l'archevêque Odalric, mort en 971  !

La mort et les miracles du saint louvaniste firent d'ailleurs l'objet de toute une littérature hagiographique à l'occasion de sa canonisation et du transfert de « ses » restes. Miræus publia une Vita Alberti tirée de l'œuvre de Chapeauville , ensuite traduite en espagnol par Fr. Andres de Soto sous le titre de Vida de San Alberto . Citons encore une traduction française des extraits de Gilles d'Orval concernant le sujet, effectuée par Chr. Beys , qui devint Le pourtrait du vray pasteur, ou histoire mémorable de Saint Albert [...], dédié à l'Archiduc Albert, souverain des Pays-Bas, œuvre de Guillaume de Rebreviettes († Bruxelles 1633), Sieur d'Escœuvres , puis une Oratio moralis et historica composée par le franciscain F. Nicolas Oranus du couvent d'Avesnes. Enfin, pour couronner le tout, signalons une pièce de théâtre, la Tragédie Albert . Rebreviettes, parmi d'autres, contribua à forger une image très catholique des souverains des Pays-Bas et à créer le mythe de « l'archiduc Albert, souverain-modèle ». Pourquoi cet engouement pour Albert de Louvain ? On ne peut s'empêcher de penser au contexte historique de sa canonisation : c'était l'époque de la Réforme catholique, dite Contre-Réforme, et l'on aimait alors proclamer l'importance des saints dans le culte catholique, contre les protestants de tous poils qui, eux, les avaient relégués aux oubliettes. C'est très clair, puisque justement dès 1612, on constate un regain de la Contre-Réforme dans la principauté de Liège, avec l'arrivée au pouvoir de Ferdinand de Bavière. Sous son épiscopat se produit une efflorescence de couvents et d'abbayes dans le diocèse de Liège (plus de soixante-dix établissements religieux en une trentaine d'années).

En 1642 le Père Fisen, en ce qui concerne l'attribution à Albert de Cuyck d'une donation de charte de libertés aux Liégeois, prétendait dans son histoire de Liège que cet évêque passait pour avoir « augmenté la liberté du peuple », constatant cependant qu'aucun acte souscrit par ce prélat ne nous était parvenu, mais seulement la mention de son nom dans un diplôme de Philippe de Souabe.

En 1654 le jésuite Foullon fit sienne l'interprétation qu'avait publiée Fisen, tout en blâmant Albert de Cuyck d'avoir accordé une telle charte aux Liégeois . Pas plus que Fisen, il ne doutait de l'authenticité de la confirmation émanant du roi Philippe.

Quittant le terrain des luttes politiques et sociales de la cité, le jurisconsulte Charles de Méan reprit les notes copieuses de son père Pierre († 1638) sur l'ancien droit liégeois, les compléta par ses études personnelles sur la Coutume telle qu'on pouvait s'en donner une idée à la lecture des paweilhars, ces vieux recueils de jugements utilisés par les Échevins mais qui n'avaient pas force de loi. Dans le tome 4 de la publication (1652-1663) des résultats de son labeur, il fit un commentaire juridique du « diplôme de 1208 », sans aborder l'aspect historique de la question.

En 1714, Louvrex publia son Recueil des Edits et y inséra le contenu d'une copie du diplôme de 1208  ; il en fit un commentaire, qui ne fut publié que dans la seconde édition de cet ouvrage, après sa mort . Onze ans plus tard (1725), le carme Théodose Bouille reprit à son compte les assertions de Fisen et de Foullon sans émettre la moindre restriction concernant la donation d'une charte de libertés par Albert de Cuyck aux bourgeois et la véracité du privilège de Philippe de Souabe.

Au cours des polémiques qui annonçaient la Révolution liégeoise de 1789, fut-il question d'Albert de Cuyck et de Philippe de Souabe comme Pères de la Démocratie liégeoise, annonçant la Paix de Fexhe ? Sur trois publicistes, seul le mystérieux « Abbé de Paix », — en fait l'avocat Piret, conseiller de l'évêque Hoensbroeck, — cite l'ouvrage de Foullon pour admettre qu'Albert de Cuyck avait accordé des libertés aux Liégeois . Quant au futur révolutionnaire N.J. Levoz, un des protagonistes de l'Affaire des Jeux de Spa, avant de devenir un ténor de l'extrémisme montagnard à Liège et à Paris, il ignorait l'existence des privilèges impériaux ,... ou bien il ne trouvait aucun intérêt à en prendre argument en faveur de sa cause. Il est vrai que sa profession de marchand ne lui avait pas fait connaître les ouvrages des historiens liégeois.

Plusieurs mois de révolution (1790) ne suffirent pas non plus à François Léonard Duperron, pourtant commissaire de la cité et, en tant que tel, compétent en matière d'archives communales, pour qu'il daignât évoquer le souvenir du document « le plus auguste de l'histoire liégeoise ».

Après la tourmente de la Révolution vint l'Empire. En 1812 le Baron de Villenfagne y alla, lui aussi, de ses Recherches, pour lesquelles il obtint d'ailleurs un prix octroyé par la Société d'Émulation. Mais, contrairement à ses proches devanciers, il mentionna le privilège impérial,... pour en révoquer l'authenticité en doute en se basant sur le silence du chroniqueur Gilles d'Orval à son sujet et rappeler que Chapeauville le considérait comme « une pièce supposée ». En outre il doutait qu'Albert de Cuyck eût accordé des libertés aux bourgeois, arguant de celles qu'ils auraient possédées déjà depuis plusieurs dizaines d'années . C'était de bonne guerre puisque, partisan de l'Ancien Régime, ce baron ne pouvait se faire à l'idée qu'un évêque eût pu faire des concessions aux bourgeois. Cependant dans la suite, à date inconnue, il nota dans un manuscrit qui ne fut publié que bien plus tard par le Chevalier de Theux que « Albert de Cuyck, prince de Liège, donna а ses sujets, à la fin du XIIe siècle, de grandes franchises, qui furent confirmées en 1208 dans un diplôme de l'empereur Philippe » . Il est difficile d'expliquer la cause de ce revirement. Est-il dû au changement de régime politique intervenu en 1815 ? Ou bien à l'assagissement par l'âge d'un esprit autrefois excité contre les idées de 1789  ? Faudrait-il y voir, peut-être, une sorte de camouflet déguisé envers le souverain de l'époque, le roi des Pays-Bas, de religion protestante, rappelant insidieusement la « générosité » d'un évêque catholique ?

Avant la naissance de la Belgique, un ancien serviteur du Directoire, le fidèle fonctionnaire Dewez, devenu inspecteur dans l'enseignement secondaire, s'improvisa, lui aussi, historien de nos contrées, faisant notamment paraître, en 1822, une Histoire du pays de Liège . Il croyait à la réalité historique de libertés accordées par Albert de Cuyck aux Liégeois, mais pensait qu'elles n'avaient eu force de loi que par leur confirmation en 1208 par Philippe de Souabe. Se basant sur l'histoire de Liège de Foullon, il nous dépeignait l'illustre évêque comme « l'Ami du Peuple », en souvenir, sans doute, de Marat ! ?

C'est de 1836 que date la toute première notice biographique sur Albert de Cuyck. Le Comte de Becdelièvre, écrivain libéral, en est l'auteur, dans sa Biographie Liégeoise . Albert passait, disait-il, pour l'auteur des libertés et privilèges des Liégeois, mais il était plus probable qu'il n'avait fait que confirmer à prix d'argent celles qu'ils possédaient déjà. En outre c'était sous ce prince que l'on pouvait placer le début « de la lutte de la démocratie contre le pouvoir nobiliaire et clérical ; lutte qui dura sans interruption jusqu'en 1789, où le peuple, ou plutôt la raison, triompha de tous les préjugés » . On voit chez ce biographe l'influence des idées du Siècle des Lumières et sa propension à faire sienne l'opinion moralisatrice concernant la prétendue simonie du célèbre prélat. L'historien catholique Wurth, dans son Histoire abrégée des Liégeois , résumait très mal l'épisode de la « donation de libertés par Albert de Cuyck » et passait sous silence la « confirmation de 1208 ».

En 1841, A. Ferrier, un auteur obscur, nous expliquait de manière amusante la donation par Albert de Cuyck de libertés aux Liégeois : la cité était propspère au XIIe siècle ; les artisans exigeaient donc des salaires excessifs, travaillaient peu et passaient le reste de leur temps sur les places publiques à s'occuper des affaires de l'État ; Albert de Cuyck ne sut pas « résister à leur esprit inquiet et remuant ; de concession en concession, il leur accorda, en 1198, une charte qui [leur] donnait des libertés inouïes à cette époque ».

En 1844 Mathieu-Lambert Polain, autre historien libéral, ancien révolutionnaire de 1830, présenta aux lecteurs de son histoire de Liège la charte d'Albert de Cuyck comme une victoire de la Bourgeoisie dans sa lutte contre la Féodalité. Il prétendait suivre la méthode historique d'Augustin Thierry, grâce à laquelle « pour la première fois, il est tenu compte du rôle que le peuple a joué dans nos annales ». Selon lui, en 1198, peut-être pour se faire des alliés contre la noblesse, Albert de Cuyck aurait confirmé et reconnu aux bourgeois, — à prix d'argent, en avare rusé et bon simoniaque qu'il était, — « les principales garanties dont la bourgeoisie se trouvait déjа alors en possession ». Après un commentaire sommaire du contenu de la charte, Polain concluait qu'elle allait devenir « la base de la constitution liégeoise ». En 1866 Polain précisera même que ces libertés liégeoises étaient presque aussi anciennes que la Cité  ! Le Baron Louis de Crassier publia à son tour une histoire de Liège (1845) , dans laquelle il nous fournissait un résumé rudimentaire du diplôme de Philippe de Souabe, attribuant à ce roi la paternité des libertés liégeoises, allant même jusqu'à ignorer le rôle supposé d'Albert de Cuyck dans l'affaire. L'année 1851 vit un autre historien libéral, Ferdinand Hénaux , publier une sorte de réponse à l'Histoire de Liège du Baron de Gerlache (1843) qui, lui, défendait la cause des princes contre celle des villes. Champion de l'histoire politique, ce célèbre baron commettait des litanies de considérations partisanes sur l'histoire liégeoise, la pensant dominée par « l'alliance naturelle de la liberté et de la religion », croyant à l'existence de la charte d'Albert de Cuyck et à la véracité du diplôme de Philippe de Souabe, dont il faisait un commentaire superficiel et très incomplet. Selon lui « la fameuse charte d'Albert de Cuyck est un acte de liberté civile, plutôt que d'émancipation politique ; c'est une proclamation des garanties naturelles qui appartiennent à tous les hommes en société [...] c'était moins un privilège qu'un commencement d'égalité. Aussi ce ne fut que beaucoup plus tard que le peuple, ou ceux qui se disaient ses défenseurs, prétendirent s'arroger la suprématie sur tous les corps de l'État ». Il considérait que « cette charte, sanctionnée par une quantité d'autres », et notamment par la Paix de Fexhe de l'an 1316, était le véritable fondement de la Constitution du Pays de Liège .

Quant à Hénaux, dans la première édition (1851) de son livre, il attribuait à l'évêque Albéron Ier de Louvain les libertés énoncées dans le diplôme de Philippe de Souabe, les datant de 1124 ! Selon lui le texte original de l'acte ne devait comporter que la lettre « A » comme nom de l'évêque dont le roi Philippe confirmait la donation de privilèges aux Liégeois et que c'est Chapeauville qui aurait vu en ce « A », ou dans la graphie Aubiers des traductions romanes de l'acte, Albert de Cuyck lui-même, — tout en précisant qu'Albéron est parfois, dans les sources diplomatiques, appelé « Adalbéron,... Adalbert, Abiert, Aubiers, etc. » . Point n'est ici, dans ce chapitre, le lieu d'analyser le contenu du diplôme, mais il faut quand même mettre en évidence la marque de la conception de Hénaux sur l'histoire. Commentant gravement un article du diplôme qui, s'il avait été bien traduit, prouverait assez que tous les bourgeois de la cité n'étaient pas égaux en droit, cet auteur nous déclare sans humour: « Étant Franc d'origine, le Citain de Liège était reçu à déposer pour ou contre l'Homme libre » !

Dès 1842, dans sa Description de la ville de Liège , Hénaux avait mentionné la « charte d'Albert de Cuyck », mais il la datait de 1199 ! Dans la seconde édition de son Histoire de Liège (1856), il hésitait sur la date des toutes premières « libertés liégeoises » : elles devaient exister en 1147, pensait-il, « puisqu'en cette année les bourgeois de Saint-Trond en conclurent une semblable [à la prétendue charte d'Albert de Cuyck] avec l'évêque » ; elles devaient même être antérieures à 1066, selon Hénaux, puisqu'un article de la charte de Huy, émise à cette date, y ferait allusion ! Il concluait qu'il fallait placer « à l'an 1050 la rédaction des [premiers] Privilèges de la Cité ». Enfin dans la troisième édition de son œuvre d'histoire liégeoise (1872) , nous le voyons dater aussi de 1198 la « charte d'Albert de Cuyck », comme Polain en 1844. Il la rattacha sans la moindre preuve à l'épisode de la querelle du chapitre de Saint-Lambert et des bourgeois de la cité au sujet de la fermeté, qu'il rencontrait à ce millésime dans les Annales de Saint-Jacques sous la plume du moine Renier, auteur bien informé, contemporain des événements, ainsi que dans l'œuvre de Chapeauville.

Pour Hénaux la charte d'Albert de Cuyck était une des concessions faites par l'évêque aux bourgeois pour que tout rentrât dans l'ordre. Puisque Liège jouissait depuis plusieurs années des privilèges énoncés dans le diplôme de 1208, la mention selon laquelle Albertus episcopus civibus contulit est une pure formule de style de la chancellerie impériale.

Pourquoi Hénaux avait-il changé d'avis au sujet de la datation de la « charte d'Albert de Cuyck » ? Probablement parce qu'il avait eu connaissance de l'opinion de l'érudit allemand Wohlwill, dont le livre était paru en 1867 . Wohlwill, lui ausi, croyait donc à l'existence d'une charte de libertés donnée par Albert de Cuyck en 1198, dénonçant ainsi l'absurdité de la thèse de Hénaux sur l'attribution de cette charte à Albéron. Mais il pensait qu'Albert n'avait fait que reconnaître aux Liégeois des libertés dont ils jouissaient déjà depuis plusieurs années. En 1859, faisant écho à l'avis de Hénaux tout en s'inspirant de Polain, l'avocat Édouard Gérimont, dans son Histoire populaire des Liégeois , lui qui se voulait vulgarisateur, mentionnait et commentait comme ayant existé la « charte d'Albert de Cuyck », sans citer le « diplôme de 1208 » ; mais en note de bas de page il fournissait au lecteur l'interprétation de son devancier attribuant à Albéron la donation des libertés liégeoises !

Autre vulgarisateur, François Tychon, avec son Histoire du Pays de Liège racontée aux enfants  : il croit à l'existence de la « charte d'Albert de Cuyck », mais ne mentionne pas non plus le « diplôme de Philippe de Souabe » . Parmi les historiens admettant l'existence d'une charte épiscopale qui aurait donné lieu à confirmation de la part de Philippe de Souabe, il faut aussi ranger l'érudit Stanislas Bormans. Dans une étude parue en 1865, parmi les « privilèges de la cité en 1176 », il faisait place aux « libertés accordées ou confirmées par Albert de Cuyck », précisant pourtant qu'il y avait des motifs de douter de leur mise par écrit , sans nous en dire plus. Treize ans plus tard il édita le diplôme, avec un commentaire sommaire, dans le Recueil des Ordonnances de la Principauté de Liège.

Édition du diplôme également commentée, dans les Coutumes du Pays de Liège, œuvre du magistrat Raikem et de son collaborateur, le susnommé Polain, en 1870.

De 1873 date une deuxième notice biographique sur Albert de Cuyck. Elle fut composée par Émile Varenbergh, pour la Biographie Nationale. Cet historien, qui disait avoir utilisé pour l'occasion la Biographie Liégeoise de Becdelièvre, ne nous apprenait rien de plus que sa source et semblait prendre pour argent comptant la teneur des propos qu'il y avait puisés.

L'année suivante parut l'éminent et volumineux ouvrage d'Edmond Poullet sur l'ancien droit criminel liégeois . Cet auteur, qui croyait à l'existence de la charte d'Albert de Cuyck et à sa confirmation par Philippe de Souabe, fit de constants emprunts au « diplôme de 1208 » pour justifier ses assertions d'historien du droit. Influencé par la lecture de Wohlwill, il concluait que les « libertés » confirmées par écrit en 1198 reflétaient un état de choses antérieur, se basant sur un privilegium civitatis de Frédéric Barberousse de 1152, sur l'existence de la charte de Huy de 1066 et sur celle de Brusthem de 1172. Mais ce privilegium de Barberousse ne concerne pas les « libertés liégeoises accordées aux bourgeois ». Quant aux chartes de Huy et de Brusthem, leur antériorité par rapport à « celle d'Albert de Cuyck » ne prouve rien, bien au contraire : ces deux villes, éloignées de l'évêque, avaient plus de chances que Liège de pouvoir se dégager de l'emprise de sa main de fer. Poullet considérait aussi, comme Wohlwill, qu'en mettant sur le même pied les coutumes et les libertés, les franchises et les droits, l'acte « de 1208 » se référait « à un état de choses préexistant », mais il n'allait pas pour autant jusqu'à dater de 1124 les « premiers privilèges liégeois » comme l'avait fait Hénaux en 1851.

Le 17 décembre 1888 le Conseil communal de Liège, dominé par le parti catholique, décida d'attribuer le nom d'Albert de Cuyck à une nouvelle rue située sur le site d'un ancien charbonnage . On voulait ainsi perpétuer le souvenir d'un Grand Homme de la Nation Liégeoise, un Évêque dont la Générosité annonçait la Constitution Belge de 1831. Dans les luttes politiques entre catholiques et libéraux , qui faisaient rage à cette époque de célébration du Centenaire de la Révolution liégeoise de 1789, surgit un polémiste de haute volée, le chanoine Joseph Daris, professeur au Séminaire de Liège. S'attaquant aux opinions libérales sur le passé de la Principauté, il publia en 1890 une synthèse d'histoire liégeoise. Il y affirmait qu'Albert de Cuyck, « pour s'attacher davantage les bourgeois de la cité », avait confirmé leurs anciens privilèges et leur en avait accordé de nouveaux. Mais il ne nous en disait pas plus. Quels étaient les anciens ? Et les nouveaux ? Sur quoi se basait-il pour croire à l'existence de cette confirmation, de cette donation ?

Il nous faut ici furtivement mentionner un point noir au palmarès de notre « renommé bienfaiteur ». Le biographe belge Pavard n'a même pas daigné le placer au rang de ses Liégeois Illustres !

En 1892 Camille de Borman, dans son étude magistrale sur les Échevins de Liège, admit l'existence d'une charte écrite émanant d'Albert de Cuyck, confirmée par Philippe de Souabe. Contrairement à ce que prétendit par erreur plus tard Feu le professeur Jean Lejeune dans sa thèse de doctorat, qui confondait une critique des thèses admises concernant les origines du « conseil communal liégeois » avec une prétendue prise de position de la part de De Borman contre l'existence d'une charte d'Albert de Cuyck mise par écrit. Mais peut-être Lejeune a-t-il pris De Borman pour Bormans ! ?

Mais pour en finir avec l'inconsistance de tous ces avis, venons-en à l'opinion la plus généralement admise depuis sa parution (1905), et de loin apparemment la plus sérieuse. Elle émane de Godefroid Kurth, l'illustre médiéviste liégeois, grand pourfendeur de la Révolution française, un des piliers de la critique historique naissante . Le but de son œuvre est d'essayer de prouver que les institutions belges de 1831 découlent naturellement de celles de cette République Chrétienne du Moyen Âge qu'était, selon lui, la cité mosane ; et que les idées de 1789 et leurs funestes conséquences n'ont rien apporté pour faire naître la Démocratie belge issue des événements de 1830, qui se rattacherait ainsi aux différentes réformes obtenues pacifiquement, sans révolution, par la Bourgeoisie depuis le XIIe siècle, à travers des épisodes historiques comme ceux de l'épiscopat d'Albert de Cuyck, du tribun Henri de Dinant, de la Paix de Fexhe, de la naissance et de l'évolution d'institutions limitant le pouvoir épiscopal, comme le Tribunal des XXII.

Dans Les origines de la Commune de Liège , puis quatre ans plus tard dans sa synthèse sur La Cité de Liège au Moyen Âge, après avoir brossé un tableau de ce qui devait constituer, selon lui, les débuts d'une vie politique communale à Liège dans le dernier quart du XIIe siècle, Kurth nous expliquait qu'Albert de Cuyck, dès le début de son épiscopat (1196), pour dissiper la haine de ses adversaires (les partisans de son ancien rival Simon de Limbourg, qui avaient été ceux d'Albert de Louvain), avait concédé à la cité une charte qui donnait le sceau de la légalité à certains articles de la Coutume de Liège et à des engagements nouveaux pris par lui-même. Cette charte, perdue, il en voyait le texte complet dans sa confirmation par Philippe de Souabe en 1208 . Selon lui, jointe à celle de Brusthem (1175), elle constituait un résumé du droit civil et des privilèges politiques de la cité à l'aube du XIIIe siècle. Il insistait aussi sur son importance prise dans la suite de l'histoire de la Principauté, tant au Moyen Âge qu'aux Temps modernes, arguant des confirmations multiples dont le diplôme avait fait l'objet.

Pour Kurth la foi catholique était le ciment et la justification de l'existence de la Belgique. Sa théorie sur l'origine des libertés liégeoises a fortement marqué l'enseignement de l'histoire dans « notre pays » et il n'est pas étonnant, dès lors, que très peu d'historiens se soient hasardés à la critiquer. Sans esprit critique, par solution de facilité et par carriérisme, presque tous ont basé leurs travaux sur l'existence fantomatique de la prétendue charte d'Albert de Cuyck et du soi-disant diplôme de Philippe de Souabe. Quant à Pirenne, glorieux élève de Kurth, je n'en parlerai guère, puisqu'il n'a rien publié de neuf sur le sujet : il suit fidèlement l'avis de son maître catholique, mais s'empresse d'éviter d'étudier lui-même de trop près l'histoire de la Principauté de Liège, feignant de la mépriser, la traitant avec condescendance, lui préférant la Flandre, car elle l'embarrasse dans sa tentative professorale et patriotique de nous faire croire à sa propre théorie de la prédestination de la naissance de la Belgique.

En 1943, dans son étude sur les luttes sociales à Liège aux XIIIe et XIVe siècles, Feu le professeur Fernand Vercauteren, tout en suivant la thèse de Kurth, fut le premier historien moderne à se poser la question de savoir si « l'évêque Albert », ce généreux donateur de privilèges, était bien Albert de Cuyck... ou Albert de Louvain . Mais plus récemment, en 1972, M. Despy, professeur à l'Université de Bruxelles, publia un article dans lequel il critiquait vivement la thèse de Kurth . Non seulement Albert de Cuyck n'aurait pas concédé de charte aux bourgeois de Liège, mais en outre la confirmation de 1208 serait un faux qui aurait été fabriqué par ses bénéficiaires dans le but d'obtenir un diplôme authentique, la confirmation de 1230, — accordée par le roi Henri VII, fils de l'empereur Frédéric II, — maintenant perdue elle aussi, confirmation des coutumes, libertés et droits dont les vrais auteurs, des faussaires, auraient fait ainsi remonter la donation à l'épiscopat d'Albert de Cuyck, l'évêque Albert ; précisant portant qu'il fallait rouvrir le dossier au plan de la diplomatique.

Enfin en 1991 M. Jean-Louis Kupper, professeur d'histoire médiévale à l’Université de Liège, a écrit dans une des dernières synthèses sur l'histoire du Pays de Liège qu'il tient pour hautement probable qu'entre 1196 et 1200 Albert de Cuyck confirma, plutôt qu'il n'octroya, un ensemble de « coutumes », de « libertés » et de « droits » dont jouissaient, depuis longtemps déjа, les bourgeois de la cité . Cet éminent auteur, fidèle à la thèse de Kurth, refuse explicitement d'entrer dans la controverse concernant la véracité du soi-disant diplôme de Philippe de Souabe. Il ne nous dit pas pourquoi il s'acharne à considérer qu'Albert de Cuyck devait fatalement confirmer ou accorder des libertés aux bourgeois : en effet, Albert n'avait pas à lâcher du lest, contrairement à ce que nous dit M. Kupper, étant en position de force grâce au comte de Hainaut Baudouin V.

Quant au meilleur spécialiste actuel de la politique épiscopale liégeoise aux XIIIe et XIVe siècles, M. Alain Marchandisse, disciple fidèle de M. Kupper, il a préféré ne pas étudier la question dans sa thèse de doctorat pourtant riche et intéressante : après avoir mentionné entre guillemets la charte d'Albert de Cuyck, confirmée en 1208 par Philippe de Souabe et renvoyé le lecteur à l'article de M. Despy (que je viens d'évoquer) au sujet des doutes quant à l'authenticité de notre fameux document, il prouve à la page suivante qu'il croit à l'existence de ladite charte .

Puisque seul le « diplôme de Philippe de Souabe » nous parle d'un évêque du nom d'Albert comme donateur de libertés aux Liégeois, l'essentiel du problème réside dans une étude de ses formes rédactionnelles et de sa tradition manuscrite, inséparable du contexte politique du XIIe siècle et de la suite de l'histoire liégeoise aux différents moments qui ont donné lieu à des confirmations de privilèges et à leur reproduction sous forme de vidimus ou de copies.

Mais avant de présenter au lecteur les différents chapitres de l'étude critique du soi-disant diplôme de Philippe de Souabe et les conclusions à en tirer quant à la falsification de l'histoire et celle de la littérature historique belge, je me dois de dire qui fut vraiment Albert de Cuyck, évêque de Liège de 1194 à 1200.

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