L'Amour et l'Occident

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Œuvre majeure de l'écrivain suisse Denis de Rougemont.

Publié en 1939 pour la première fois, L'Amour et l'Occident a été traduit dans plusieurs langues et réédité nombre de fois (L'édition réputée "définitive" date de 1972).

L'Amour et l'Occident a connu un succès incontestable de même que les thèses que l'auteur y expose. Partant de Tristan et Iseult, de Rougemont déconstruit le mythe de la passion amoureuse, en tant qu'exaltation non sans répercussions sur le monde politique. La finalité de l'amour courtois, c'est la passion, qui est plus présente que jamais au XXe siècle.

Par la montée des totalitarismes (son suprême achèvement est représenté par Hiroshima), la passion a trouvé un terrain d'attache où toutes les exagérations sont possibles, dans la décadence de la destruction humaine. Le flamboyant exposé des faits (Denis de Rougemont retrace l'évolution de la démesure de la passion à travers les siècles) est suivi par un acte de foi en faveur de la fidélité, pari de l'amour-action, qui prône Agapé (l'amour chrétien) contre Eros (le désir sans fin, ultime déni de la vie). "À une psyché occidentale déchirée entre l'aventure individuelle de la passion (ou de la mystique) et la morale collective de la Cité, entre le romantisme éternel et les nécessités de l'ordre social, l'auteur oppose une éthique du mariage fondée sur les notions de décision, d'engagement, et de personne libre et responsable" (François Saint-Ouen).

Analyse et commentaire de l'oeuvre ; une perspective platonicienne:

« L’amour et l’occident doit avant tout se comprendre comme la narration du combat entre deux types d’amours, et plus précisément deux manières de vivres, symbolisés par Eros et Agapè. L’auteur engage à la fois une revue historique et un parti pris en faveur de l’Agapè chrétien. Commençons par brièvement définir le cœur du problème. L’Eros est l’amour grec, « l’amour passion » : il est l’amour inassouvissable, infini, il est tension, mouvement, élan. Rappelons-nous que la philosophie platonicienne est essentiellement érotique. Et l’Eros dont il est question ici –tout d’abord à travers l’analyse du mythe de Tristan par Rougemont- est bien un amour qui s’exprime sous forme de « mystique ». Plus que l’amour d’un objet, il est amour de l’amour. Nous nous souvenons de cette fameuse tournure Nietzschéenne : « nous n’aimons pas la vie par habitude de vivre, mais par habitude d’aimer », et du commentaire de Safranski : « Nietzsche suggère de tomber amoureux de l’amour ». Car la philosophie platonicienne –et nous accepterons ici que la philosophie nietzschéenne en fait intégralement partie- est essentiellement érotique : elle est une glorification de la tension, du mouvement vers l’unité, de la guerre, de la friction. Tristan incarne cet érotisme (dans la pureté originelle du mythe, c’est avant tout de la narration d’expériences mystiques dont il s’agît -nous le retrouverons plus tard dans le Tristan de Wagner- et Iseult fait ici figure de symbole.) Tristan ne peut vivre cet amour que parce qu’il est impossible, et si cet amour menace de devenir possible, Tristan invente des subterfuges pour empêcher sa réalisation. L’assouvissement de la tension, c’est la mort d’Eros. Denis de Rougemont pousse plus loin l’analyse du mythe : il met en exergue l’action de la « volonté de néant » dans l’héroïsme érotique. L’Eros étant par définition impossible à assouvir, sa seule fin réside dans la mort, elle est le seul instant où la tension se relâche. Ainsi Eros mène Tristan à la mort, et le mythe érotique devient radicalement tragique. Nous comprenons donc aisément le parti pris de l’auteur en faveur de l’Agapè chrétien, que l’on pourrait nommer « amour-possession », et qui réside non dans l’amour de l’amour mais dans l’amour de l’objet, dont la possession signifie relâchement de tension, assouvissement du désir. Mais s’arrêter là serait éviter la question principale sous-jacente à tout problème philosophique : la question des valeurs. Reprenons l’ouverture du dialogue de Platon qui traite essentiellement de la question érotique, le Phèdre : « Phèdre, mon ami, où va-tu donc et d’où viens-tu ? », et posons-nous cette même question, dans cet ordre précis, en ce qui concerne l’amour érotique. Où est-ce que l’amour érotique mène Tristan ? A la mort, certes, mais de quelle manière ? Et nous sommes encore tentés d’emprunter à Nietzsche une partie de son vocable pour y répondre. Le péril de Tristan est celui d’un homme fort « qui cherche son déclin », d’un homme capable de glorifier la tension, qui perçoit l’homme comme « quelque chose qui doit être surmonté » : ainsi cherche-t-il l’épreuve, la résistance, comme autant de moyens d’affirmer son devenir. Cette « volonté de mort » cachée par Eros n’est-elle pas précisément ce qui contraint la vie à renaître dans un au-delà bien différent, par delà bien et mal ? N’est-ce pas ce qui pousse le philosophe à imaginer de nouvelles manières de vivre, à créer de nouvelles valeurs, à devenir artiste et législateur ? N’est-ce pas le destin des grands hommes que « de vivre dangereusement », que de vivre « érotiquement » ? En répondant à la première question nous avons donc répondu à la seconde : c’est précisément de l’accroissement de la vie et du trop plein de force que naît la passion érotique, propre à l’expansion de la vie qui est avant tout tension, mouvement, dépassement. Nous voyons aussi ce que suppose la glorification de l’Agapè, et la condamnation de l’Eros : l’équation bonheur = relâchement, repos, sabbat, béatitude, nirvana… Et à l’inverse : malheur = tension. Derrière cette « horrible équation » se cache ce que Nietzsche dénonce comme nihilisme, à savoir un amour caché du repos, une lassitude de l’amour, une mort avant l’heure. Nous comprenons donc l’ambivalence de la volonté de mort : dans un cas elle surgit d’un surplus de vitalité et contraint la vie à s’intensifier –et même peut-être à s’épuiser plus vite, à devenir dangereuse, mais n’est-ce pas là un choix ?- tandis que dans l’autre la mort gagne la vie, sous couvert d’une « volonté de conservation » ; alors la vie devient repos, elle devient mort avant l’heure. » Rougemont et l’Amour, extrait de la conférence sur la condamnation chrétienne de l’Eros, donnée par Mathieu de Ménonville à Paris, janvier 2007.