Totalitarisme

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Le totalitarisme est le système politique des régimes à parti unique, n'admettant aucune opposition organisée, dans lequel l'État tend à confisquer la totalité des activités de la société. Concept forgé au XXe siècle, durant l'entre-deux-guerres, le totalitarisme signifie étymologiquement « système tendant à la totalité, à l'unité[1] ».

L'expression vient du fait qu'il ne s'agit pas seulement de contrôler l'activité des hommes, comme le ferait une dictature classique : un régime totalitaire tente de s'immiscer jusque dans la sphère intime de la pensée, en imposant à tous les citoyens l'adhésion à une idéologie obligatoire, hors de laquelle ils sont considérés comme ennemis de la communauté.

Les caractéristiques habituellement retenues pour caractériser le totalitarisme sont : une idéologie imposée à tous, un parti unique contrôlant l'appareil d'État, dirigé idéalement par un chef charismatique, un appareil policier recourant à la terreur, une direction centrale de l'économie, un monopole des moyens de communication de masse et un monopole des forces armées[2].

Sommaire

[modifier] Les origines méconnues de l'entre-deux-guerres

Bien souvent, la genèse du concept de totalitarisme est attribuée à la philosophe Hannah Arendt, alors qu'elle a lieu dans l'entre-deux-guerres. L'adjectif « totalitaire » (totalitario) apparut en Italie dès le mois de mai 1923 (on prête parfois son invention à Giovanni Amendola[3], opposant et victime du fascisme). Ce concept fut d'emblée un instrument de lutte politique. Son emploi se répandit de manière péjorative dans les milieux antifascistes italiens. En 1925, les théoriciens du fascisme reprirent de manière opportuniste le terme à leur compte, en lui attribuant une connotation positive. Benito Mussolini exaltait sa « farouche volonté totalitaire », appelée à délivrer la société des oppositions et des conflits d'intérêts[4]. Giovanni Gentile, théoricien du fascisme, mentionna le totalitarisme dans l'article « doctrine du fascisme » qu'il écrivit pour Enciclopedia Italiana et dans lequel il affirma que « ... pour le fasciste tout est dans l'État et rien d'humain et de spirituel n'existe et il a encore moins de valeur hors de l'État. En ce sens le fascisme est totalitaire...[5] ». Dans la seconde moitié des années 1920, l'ancien président du Conseil des ministres italien Francesco Saverio Nitti « aurait le premier établi des rapprochements entre la structure du fascisme italien et le bolchevisme[6] ».

L'écrivain allemand Ernst Jünger, par son exaltation de la « mobilisation totale », décrit les contours du totalitarisme[7]. Il célèbre la guerre et la technique moderne comme annonciatrices d'un nouvel ordre, incarné par la figure de l'ouvrier-soldat, œuvrant au sein d'une société encadrée et disciplinée comme une armée. Selon lui, la Première Guerre mondiale avait marqué un tournant historique vers cette forme nouvelle de civilisation : pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, les forces humaines et matérielles du monde industriel moderne avaient été mobilisées dans leur « totalité » pour accomplir l'effort de guerre.

Mussolini et Hitler
Mussolini et Hitler

La première utilisation du terme de totalitarisme pour désigner dans le même temps les États fasciste et communiste semble avoir été faite en Grande-Bretagne en 1929[8]. Dans les années 1930, le concept fut utilisé sous la plume d'écrivains pro-nazis. Carl Schmitt employait ce terme pour mettre en lumière la crise du libéralisme et du parlementarisme et exprimer la nécessité d'une politique plus autoritaire[9]. Le régime ultra-autoritaire issu du coup d'État militaire de 1936 en Espagne s’est défini comme totalitaire dans ses premières années, affirmant ainsi sa parenté avec le fascisme, avant d'effacer ce terme de la constitution.

Dans le monde anglo-saxon, William Henry Chamberlin et Michael Florinsky ont été parmi les premiers à faire usage du concept de totalitarisme[10]. Divers théoriciens de gauche, comme Franz Borkenau ou Richard Löwenthal, ont employé le concept « pour caractériser tout ce qui leur paraît nouveau et spécifique dans le fascisme (ou le nazisme), en dehors de toute comparaison avec le communisme soviétique[11] ». Le concept de totalitarisme cristallisait également la réflexion sur les formes modernes de tyrannie et, plus particulièrement, sur la violence exercée sur autrui, qui semblait inséparable du fonctionnement des régimes nazi et communiste. Finalement, les traits fondamentaux qui ont dominé la discussion de l'après-guerre sur le totalitarisme étaient déjà présents dans les années 1930. Pierre Hassner affirme : « On peut dire qu'en un sens Hannah Arendt n'a fait que nouer en une synthèse géniale [...] les différents éléments en dégageant la logique qui les sous-tendait.[12] »

Le pacte germano-soviétique, signé en 1939 entre l'Allemagne nazie et l'URSS, fut présenté par certains comme une illustration de l'apparition d'un nouveau type de régime (l'antithèse du libéralisme) qui ferait le lien entre les idéologies fasciste et soviétique. Par exemple, dans The Totalitarian Enemy, paru à Londres en 1940, l'ancien communiste autrichien Franz Borkenau voulait éclairer l'opinion publique sur les vrais enjeux de la guerre : il s'agissait de détruire le totalitarisme incarné dans le nazisme et le bolchevisme. Les différences entre ces deux courants étaient minimes pour l'auteur : le bolchevisme se limitait à un « fascisme rouge » et le nazisme à un « bolchevisme brun ». D'après Borkenau, la dynamique inhérente au marché capitaliste conduisait inévitablement à une centralisation et une planification de l'économie : la révolution totalitaire n'était rien d'autre que la révolution socialiste prophétisée par Karl Marx. Mais cette sous-estimation des différences entre le bolchevisme et le nazisme « ne diminue pas, selon Krzysztof Pomian, l'importance historique de Totalitarian Enemy. Y sont évoqués, en effet, presque tous les thèmes repris plus tard par l'abondante littérature consacrée au totalitarisme.[13] »

[modifier] Des définitions diverses

[modifier] Définition selon Hannah Arendt

La philosophe Hannah Arendt a apporté une définition du concept de totalitarisme dans son célèbre livre Les Origines du totalitarisme (1951). Selon elle, deux pays seulement avaient alors connu un véritable totalitarisme : l'Allemagne sous le nazisme et l'URSS sous Staline. Elle distingue toutefois des tendances ou des épisodes totalitaires en dehors de ces deux cas. Elle cite notamment le maccarthisme au début des années 1950 aux États-Unis ou encore les camps de concentration français où furent enfermés les réfugiés de la guerre d'Espagne.

Ces régimes n'admettent qu'un parti unique qui contrôle l'État, qui lui-même s'efforce de contrôler la société et plus généralement tous les individus dans tous les aspects de leur vie (domination totale). D'un point de vue totalitaire, cette vision est erronée : il n'y a qu'un parti parce qu'il n'y a qu'un tout, qu'un seul pays, vouloir un autre parti c'est déjà de la trahison ou de la maladie mentale (schizophrénie : se croire plusieurs alors qu'on est un).

Le totalitarisme tel qu'il est ainsi décrit par Hannah Arendt n'est pas tant un « régime » politique qu'une « dynamique » autodestructive reposant sur une dissolution des structures sociales.

Dans cette optique, les fondements des structures sociales ont été volontairement sabotés ou détruits : les camps pour la jeunesse ont par exemple contribué à saboter l'institution familiale en instillant la peur de la délation à l'intérieur même des foyers, la religion est interdite et remplacée par de nouveaux mythes inventés de toute pièce ou recomposés à partir de mythes plus anciens, la culture est également une cible privilégiée. Hans Johst avait ainsi écrit dans une pièce de théâtre : « Quand j'entends le mot culture, j'enlève le cran de sureté de mon Browning. » (Cette phrase a également été prononcée en public par Baldur von Schirach, chef des Jeunesses hitlériennes).

L'identité sociale des individus laisse place au sentiment d'appartenance à une masse informe, sans valeur aux yeux du pouvoir, ni même à ses propres yeux. La dévotion au chef et à la nation devient la seule raison d'être d'une existence qui déborde au-delà de la forme individuelle pour un résultat allant du fanatisme psychotique à la neurasthénie. La domination totale est réalisée : les « ennemis objectifs » font leur autocritique pendant leurs procès et admettent la sentence. Les agents du NKVD russe arrêtés avaient ainsi un raisonnement du type « si le Parti m'a arrêté et désire de moi une confession, c'est qu'il a de bonnes raisons de le faire ». Arendt remarque en outre qu'aucun agent arrêté n'a jamais tenté de dévoiler un quelconque secret d'État, et est toujours resté fidèle au pouvoir en place, même lorsque sa mort était assurée.

Les sociétés totalitaires se distinguent par la promesse d'un « paradis », la fin de l'histoire ou la pureté de la race par exemple, et fédèrent la masse contre un ennemi objectif. Celui-ci est autant extérieur qu'intérieur et sera susceptible de changer, suivant l'interprétation des lois de l'Histoire (lutte des classes) ou de la Nature (lutte des races) à l'instant « t ». Les sociétés totalitaires créent un mouvement perpétuel et paranoïaque de surveillance, de délation et de retournement. Les polices et les unités spéciales se multiplient et se concurrencent dans la plus grande confusion.

Contrairement aux dictatures traditionnelles (militaires ou autres), le totalitarisme n'utilise pas la terreur dans le but d'écraser l'opposition. La terreur totalitaire ne commence réellement que lorsque toute opposition est écrasée. Même si le groupe considéré comme un ennemi a été anéanti (par exemple les trotskistes en URSS), le pouvoir en désignera continuellement un autre. Hitler et les nazis avaient ainsi prévu l'extermination des peuples ukrainiens, polonais et russes une fois les Juifs éliminés.

Des purges régulières ordonnées par le chef de l'État, seul point fixe, donnent le tempo d'une société qui élimine par millions sa propre population, se nourrissant en quelque sorte de sa propre chair. Ce programme est appliqué jusqu'à l'absurde, les trains de déportés vers les camps de concentration et d'extermination de l'Allemagne nazie restèrent toujours prioritaires sur les trains de ravitaillement du front alors même que l'armée allemande perdait la guerre. Les régimes totalitaires se distinguent des régimes autoritaires et dictatoriaux par leur usage permanent de la terreur, contre l'ensemble de la population (y compris les « innocents » aux yeux même de l'idéologie en vigueur) et non contre les opposants réels. L'usage permanent de la terreur a pour corollaire celui de la propagande, omniprésente dans un État totalitaire.

Par ailleurs, le totalitarisme n'obéit à aucun principe d'utilité : les structures administratives sont démultipliées sans se superposer, les divisions du territoire sont multiples et ne se recoupent pas. La bureaucratie est consubstantielle du totalitarisme. Tout cela a pour but de supprimer toute hiérarchie entre le chef et les masses, et garantir la domination totale, sans aucun obstacle la relativisant. Le chef commande directement et sans médiation tout fonctionnaire du régime, en tout point du territoire. Le totalitarisme est à différencier de l'absolutisme (le chef tient sa légitimité des masses et non d'un concept extérieur comme Dieu) et de l'autoritarisme (aucune hiérarchie intermédiaire ne vient théoriquement « relativiser » l'autorité du chef totalitaire).

Dans son introduction d’une nouvelle édition de The Origins of Totalitarianism, en 1966, Hannah Arendt s’est opposée à l’usage idéologique du terme de totalitarisme concernant tous les régimes communistes à parti unique. Elle considérait que son interprétation ne s’appliquait pas plus aux successeurs de Staline qu’à son prédécesseur.

Michelle-Irène Brudny considère que la pensée de Hannah Arendt comporte des exagérations, dans sa prétention de tout englober : « le philosophe, parfois intrépide ou, plus sûrement, devenu téméraire par sa volonté obsessive de comprendre, se sent tenu, au risque du paradoxe, de produire une interprétation "générale".[14] » L’ouvrage d'Arendt a néanmoins convaincu la majorité de l’opinion et reçu de nombreux éloges.

[modifier] D'autres contributions à la réflexion philosophique sur le totalitarisme

De nombreux philosophes, cherchant à trouver une explication aux tragédies du XXe siècle, ont traité de la question du totalitarisme. Le courant philosophique recherchant « l’essence » du totalitarisme a mis l’accent sur son contenu idéologique et ses méthodes.

Le fascisme, le nazisme et le stalinisme ont été interprétés en tant que « religions séculières ». Le philosophe allemand Eric Voegelin a construit une analyse du XXe siècle sur la base de cette notion[15]. Les idéologies totalitaires remplaçaient la religion, car elles demandaient à leurs adeptes de croire à la promesse d’un salut sur terre.

Art officiel. Affiche de propagande soviétique.
Art officiel. Affiche de propagande soviétique.

Dans une perspective similaire, Waldemar Gurian, historien et essayiste d’origine russe émigré aux États-Unis en 1937, a introduit la notion d’« idéocratie »[16]. Selon Gurian, les totalitarismes bolchevique et nazi, en tant que régimes engendrés et structurés par une idée, étaient « idéocratiques ». L’idéocratie désignait toute forme d’organisation politique où il y avait fusion entre le pouvoir et une idéologie donnée. Le terme s’appliquait fréquemment aux régimes où un parti unique avait la main mise sur l’appareil étatique.

L’historien israélien Jacob L. Talmon a également perçu le totalitarisme comme le produit d’une idée[17]. D’après lui, le totalitarisme avait sa matrice dans la philosophie des Lumières. L’intelligentsia russe a été influencée par le messianisme politique du XVIIIe siècle, c’est-à-dire par l’annonce d’un avenir radieux et par l’affirmation qu’il existe en politique une vérité, une seule. Jacob Talmon considérait Jean-Jacques Rousseau (auteur de la théorie de la volonté générale), Maximilien de Robespierre (le premier praticien de la Terreur) et Gracchus Babeuf (le premier conspirateur communiste) comme des précurseurs du totalitarisme.

Alain Besançon a repris l'analyse du totalitarisme comme idéocratie : « L'idéologie n'est pas un moyen du totalitarisme mais au contraire le totalitarisme est la conséquence politique, l'incarnation dans la vie sociale de l'idéologie[18] ». Comme Jacob Talmon, Alain Besançon voit dans la Révolution française la matrice du totalitarisme et porte un regard très critique sur l'héritage rationaliste des Lumières.

[modifier] Le modèle totalitaire

Dans les années 1950, le concept de totalitarisme a été perfectionné en un « modèle » par des politologues soucieux d’aboutir à une catégorisation des régimes politiques. Le modèle du totalitarisme a été formé par opposition à d’autres modèles, comme les modèles des régimes « démocratiques-constitutionnels » et « autoritaires-conservateurs ».

Sous le titre de Permanent Revolution, Sigmund Neumann a publié une étude sur le totalitarisme en 1940[19]. Il insistait sur le fait que l'État totalitaire menait une « révolution permanente », tandis que les autoritarismes traditionnels avaient généralement été conservateurs. Selon Neumann, le caractère principal des régimes totalitaires était d'institutionnaliser la révolution, ce qui leur permettait d'assurer leur propre perpétuation.

Mais lorsque les historiens s'emparent du concept, c'est beaucoup plus selon la définition fixée, à l'origine, par le politologue Carl Friedrich, qui a permis au concept de totalitarisme d'acquérir sa pleine légitimité dans le domaine des sciences sociales. L'ouvrage écrit par Friedrich et son jeune collaborateur de l'université Harvard Zbigniew Brzezinski[20] est, selon Enzo Traverso, « le livre qui a le plus polarisé le débat pendant les années cinquante et soixante[21] ». Leur analyse du totalitarisme a représenté pendant longtemps le traitement théorique qui a fait le plus autorité. Les deux auteurs présentaient un « syndrome » du totalitarisme comportant cinq caractéristiques fondamentales : (1) un parti unique contrôlant l'appareil d'État et dirigé par un chef charismatique ; (2) une idéologie d'État promettant l'accomplissement de l'humanité ; (3) un appareil policier recourant à la terreur ; (4) une direction centrale de l'économie et ; (5) un monopole des moyens de communication de masse. Dans cette vision, les dictatures totalitaires, en tant que forme nouvelle et extrêmement moderne d'autoritarisme, étaient la forme achevée du despotisme. De plus, les sociétés totalitaires étaient présentées comme fondamentalement semblables entre elles.

On peut y ajouter comme autres aspects pratiques, la prise en main totale de l'éducation pour la baser sur l'idéologie et la mise en place d'un réseau omniprésent de surveillance de l'individu[22]. Une prépondérance était accordée au facteur technique : c’est la technologie moderne qui rendait le pouvoir politique capable d’avoir une emprise totale sur les populations. L’État totalitaire consistait en une énorme bureaucratie, laquelle faisait preuve d’une efficacité sans failles. Une des caractéristiques du totalitarisme était qu’il enrégimentait physiquement et mentalement la population. L’idéologie constituait un instrument de gouvernement sans pareil, par l'endoctrinement des populations. La propagande avait l’effet d’un lavage de cerveau, permettant d’obtenir l’assentiment du peuple. Selon Claude Polin, les idéologies totalitaires permettaient « de mettre les esprits même en esclavage, et de tarir toute révolte à sa source vive, en ôtant jusqu’à son intention même[23] ».

Les politologues de cette période tiraient des conclusions très pessimistes à propos du futur. Selon eux, il était improbable que la dictature totalitaire, compte tenu de sa dynamique interne, s’effondre d’elle-même ou soit renversée par une révolution. Il y avait aussi d’énormes obstacles à la libéralisation du régime, étant donné la loi arbitraire et l’absence d’initiative démocratique. Les structures du totalitarisme le rendaient incapable d’évoluer, mais pas incapable de se reproduire. Cet État tout-puissant tâchait même d’étendre son emprise sur l’ensemble du monde. Les projets totalitaires de révolution mondiale semblaient seulement pouvoir être contrecarrés par une intervention militaire extérieure, comme cela s’était passé face au nazisme.

Dans son propre premier livre traitant du totalitarisme soviétique, Zbigniew Brzezinski mettait l’accent sur la mobilisation totale des ressources par l’État, sur l’anéantissement de toute opposition et sur la terreur générale. La purge, perçue comme le noyau du totalitarisme, « satisfait les besoins du système en dynamisme et en énergie continuels[24] ». Dans cet ouvrage, Brzezinski prévoyait la constante aggravation du totalitarisme. Les mouvements totalitaires étaient particulièrement redoutables car « leur dessein est d’institutionnaliser une révolution qui progresse en étendue, et souvent en intensité, à mesure que le régime se stabilise au pouvoir. L’objectif de cette révolution est de pulvériser toutes les unités sociales existantes afin de remplacer l’ancien pluralisme par une unanimité homogène[25] ».

La destruction de la société ancienne, par l’application croissante de mesures de coercition, était menée afin de reconstruire cette société et l’homme lui-même en fonction de certaines conceptions « idéales » définies par l’idéologie. « La terreur devient donc une conséquence inévitable, ainsi qu’un instrument, du programme révolutionnaire.[26] » Dans son analyse du totalitarisme soviétique, Brzezinski accordait un grand poids à l’idéologie révolutionnaire qui, une fois prise en main par un parti unique bureaucratisé, engendrait un impact social total.

Le politologue reconnaît que « le système politique de Khrouchtchev n’est pas le même que celui de Staline, bien que les deux puissent être généralement décrits comme totalitaires.[27] » Sous Khrouchtchev, la terreur a laissé place à une politique d’endoctrinement qui est devenue la principale caractéristique du système. Mais quand le dynamisme et le zèle révolutionnaires décroissent, « le système est renforcé par des réseaux de contrôle complexe qui imprègnent toute la société et mobilisent ses énergies à travers une pénétration très fine.[28] »

Betty Brand Burch a résumé ainsi la définition classique du totalitarisme : « le totalitarisme est une forme extrême de dictature qui est caractérisée par le pouvoir illimité et démesuré des dirigeants, la suppression de toutes formes d’opposition autonome, et l’atomisation de la société d’une façon telle que quasiment chaque phase de la vie devient publique et donc sujette au contrôle de l’État.[29] »

D'après la définition de Raymond Aron, le totalitarisme qualifie les systèmes politiques dans lesquels s'accomplit « l'absorption de la société civile dans l'État » et « la transfiguration de l'idéologie de l'État en dogme imposé aux intellectuels et aux universités »[30]. L'État, relayé par le parti unique, exercerait en ce sens un contrôle total sur la société, la culture, les sciences, la morale jusqu'aux individus mêmes auxquels il n'est reconnu aucune liberté propre d'expression ou de conscience.

[modifier] Un enjeu de débat

[modifier] Un concept très politisé

L'emploi du concept de totalitarisme a été refoulé durant la période de la Seconde Guerre mondiale, du fait de l'alliance des démocraties occidentales avec l'Union soviétique dans la lutte contre l'Allemagne nazie. Le concept a connu son âge d'or à partir de la proclamation de la doctrine Truman, en 1947. L'analogie entre l'Allemagne de Hitler et la Russie de Staline laissait à penser que la Guerre froide était simplement une répétition des années 1930, car la Russie soviétique pouvait se comporter de la même manière que l'Allemagne dans l'entre-deux-guerres. Selon Les Adler et Thomas Paterson, le « cauchemar d'un "fascisme rouge" a terrorisé une génération d'Américains[31] ». La notion de totalitarisme, qui a fait l'objet d'un nombre considérable de travaux et dont l'usage était très répandu, se formulait alors dans une connotation strictement négative.

L'économiste Friedrich Hayek, dans La Route de la servitude, percevait le totalitarisme comme une conséquence inéluctable de l’application des mesures socialistes à l’économie[32]. Il montrait que la socialisation de l’économie ne pouvait que déboucher sur la suppression totale des libertés, y compris des libertés politiques, donc que le socialisme était structurellement incompatible avec la démocratie. Friedrich Hayek pensait que des liens systémiques unissaient l’économie, le droit et les institutions politiques. S’opposer au libre fonctionnement des mécanismes du marché, dans lequel il voyait la source ultime de toute civilisation, reviendrait à installer un régime tyrannique[33]. L’idée selon laquelle la planification économique serait le principe du totalitarisme a connu un important succès aux États-Unis. Dans The Fatal Conceit, Friedrich Hayek a repris une dernière fois sa critique du socialisme, qu’il considérait comme une erreur fatale et le produit de la vanité intellectuelle[34].

Pour Bertrand de Jouvenel, c'est la démocratie qui est totalitaire : il a ainsi intitulé l'un des chapitres de son ouvrage principal Du pouvoir « La démocratie totalitaire »[35]. Il considère que la démocratie en laissant l'espoir à chacun d'accéder au pouvoir incite à la prise du pouvoir et non à la réduction de l'« arbitraire étatique », phénomène entraînant un renforcement toujours plus grand des États.

Dans les années 1970, la notion de totalitarisme a été adoptée par des intellectuels d’Europe de l’Est émigrés en Occident, tels Leszek Kolakowski, Michel Heller ou Alexandre Zinoviev. Bien des dissidents de l’Est reproduisaient au travers de leurs travaux les descriptions les plus classiques du totalitarisme[36]. Ils ont insisté de manière unanime sur le succès des politiques totalitaires. D’après Kolakowski, le système stalinien était un « système politique où tous les rapports sociaux ont été étatisés et où l’État omnipotent se retrouve seul face à des individus réduits à l’état d’atomes ». Le stalinisme était « un marxisme-léninisme en action », c’est-à-dire le résultat inévitable de la mise en pratique de la vision du monde marxiste[37].

[modifier] Les critiques précoces adressées à la théorie du totalitarisme

Les recherches sur la notion de totalitarisme se sont effectuées dans le contexte politique de la Guerre froide, où le modèle libéral s'opposait au modèle communiste. Après avoir été instrumentalisé par le maccarthisme aux États-Unis dans les années 1950, le concept de totalitarisme a commencé à être désavoué au cours des années 1960 par la recherche empirique des sciences sociales, dans le cadre d'un mouvement général de remise en question du libéralisme, favorisée par la détente. De nouvelles interprétations sont alors apparues : d'une part l’hostilité générale envers l’URSS faiblissait, d’autre part, les nouvelles relations entre les États-Unis et l’URSS ont entraîné des échanges intellectuels entre les deux pays (les chercheurs occidentaux étaient autorisés, bien plus que dans le courant des années 1950, à travailler dans les archives et les bibliothèques soviétiques). Il apparaissait évident que, dans les faits, l’État soviétique n’était pas parvenu à « atomiser » la société ou à éliminer la vie privée : les théoriciens du totalitarisme avaient surestimé les capacités du pouvoir soviétique à contrôler la société, et sous-estimé les capacités de résistance des individus.

Le concept de totalitarisme excluait la possibilité de tout changement important du système, autrement que par une défaite militaire. Or, après la mort de Staline, à partir de Khrouchtchev, l'Union soviétique avait commencé à changer, ce qui infirmait l’immobilisme prêté au système par le « modèle totalitaire ». La terreur s’était apaisée (pourtant considérée comme une caractéristique fondamentale du totalitarisme), le pouvoir personnel de Staline avait laissé place à une direction collective, des groupes de la nomenklatura bénéficiaient d’un rôle accru, la « purge permanente » avait laissé place au souci de sécurité de l’oligarchie. L’idéologie servait à la justification du pouvoir en place plutôt que de moteur dynamique de transformation de la société. Enfin, la consommation et l’économie parallèle progressaient et le pays s’ouvrait économiquement vers l’extérieur. Les théoriciens du totalitarisme comme Hannah Arendt et Zbigniew Brzezinski avaient mis au premier plan de leur analyse les formes extrêmes des dictatures dites totalitaires, qui se sont révélées, en URSS comme plus tard en Chine populaire, liées dans une très large mesure à la personne du tyran. La théorie du totalitarisme n’avait pas envisagé la possibilité que ces régimes s’engagent dans un processus d’apaisement de la dictature.

La pertinence du concept de totalitarisme et son utilité pour l’analyse historique et comparative ont alors été remises en question par une nouvelle génération de politologues américains. Ce concept, perçu comme une survivance de la Guerre froide, était accusé de sous-estimer la complexité des régimes auxquels il s’appliquait. Alexander J. Groth émettait des doutes sur la capacité du concept de totalitarisme à comprendre correctement l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. Ce concept se concentrait sur les traits que ces régimes avaient en commun, alors que leurs différences méritaient une plus grande attention[38]. Les Adler et Thomas Paterson partageaient cette opinion : « les différences réelles entre les systèmes fasciste et communiste ont été obscurcies[39] ». Pourtant, poursuivaient-ils, les origines, les idéologies, les buts et les pratiques de ces systèmes étaient largement différents. La recherche historique a peu à peu mis en cause la légitimité du parallèle entre national-socialisme et communisme, en soulignant notamment la spécificité du génocide nazi, et plus généralement la singularité de régimes qui n’ont pas les mêmes origines.

Selon Robert C. Tucker, la comparaison entre l’Allemagne nazie et la Russie communiste était trop étroite. De plus, de nombreux auteurs convaincus que le régime soviétique découle de déviations historiques qui trahissent l'idéologie communiste, reprochent au « modèle totalitaire » d’établir une filiation entre le communisme, le bolchevisme et le stalinisme. Cette filiation considère le monde communiste comme un tout, et n’est que peu sensible aux différences existant entre les pays communistes[40]. Dans un article, Herbert J. Spiro regrettait le fait que le terme de totalitarisme ait été un slogan anticommuniste durant la Guerre froide : l’usage propagandiste du terme « a eu tendance à obscurcir l’utilité qu’il pouvait avoir pour l’analyse systématique et la comparaison des entités politiques[41] ». Benjamin Barber, pourtant ancien défenseur de la théorie du totalitarisme, appelait au dépassement d’un concept condamné « sinon par l’oubli, du moins par une désuétude croissante[42] ». John Alexander Armstrong, intellectuel conservateur, a lui aussi critiqué explicitement le concept de totalitarisme à la fin des années 1960, arguant qu’il n’était pas capable de rendre compte de l’évolution de plusieurs régimes communistes.

L’expérience de démocratisation menée en Tchécoslovaquie lors du « printemps de Prague » de 1968 a rouvert le débat sur le changement dans les pays communistes et sur les différences entre ceux-ci. Le paradigme du totalitarisme est ainsi entré en conflit avec les nouveaux domaines de recherche qui intéressaient les spécialistes en sciences sociales et les historiens qui s’ouvraient aux méthodes des sciences sociales. Le « modèle totalitaire », par exemple, n’encourageait pas les études portant sur les rapports et les différences entre le centre et la périphérie. Georges Mink par exemple, dans Vie et Mort du bloc soviétique, préfère parler de soviétisation/désoviétisation lorsqu'il s'agit d'aborder les pays du bloc de l'Est (URSS et pays satellites)[43].

Néanmoins, l’idée de totalitarisme n’était pas complètement écartée : elle désignait une phase caractéristique des débuts de la domination communiste qui exigeait la mobilisation de la société, le plus souvent pour cause d’industrialisation. Suite à cette phase d’industrialisation, l’élite révolutionnaire s’est bureaucratisée et la société communiste est devenue bien plus complexe et différenciée. C'est pourquoi, en comparaison avec l'Allemagne nazie de Hitler, certains chercheurs limitent la période totalitaire au régime de Staline, particulièrement dans ses dernières années (1950-1953), où la paranoïa de Staline atteignit son paroxysme[44]. À partir de 1970, le constat que les régimes communistes n’étaient pas statiques, mais qu’ils traversaient au contraire différentes phases, faisait quasi-unanimité parmi les universitaires. Ils étaient nombreux à estimer que de nouveaux modèles théoriques étaient nécessaires pour étudier les États et les sociétés communistes dans la période post-stalinienne.

Dans la soviétologie, le débat autour de la notion de totalitarisme a opposé deux écoles historiographiques. L'« école du totalitarisme », après avoir été dominante aux États-Unis dans les années 1950-1960, a été contestée par une école « révisionniste », qui a remis en question les fondements de la soviétologie par le biais de l'histoire sociale.

[modifier] Les critiques contemporaines

Portrait officiel de Mao Zedong.
Portrait officiel de Mao Zedong.

Dans les sciences humaines, le terme a donné lieu à un débat qui n'est toujours pas clos. Le terme a donné lieu à de nombreuses définitions, différentes et parfois antagonistes selon les convictions des auteurs. Certains auteurs qualifient de totalitaires des régimes comme l'URSS sous Staline, le Turkménistan sous Saparmyrat Nyýazow, la Corée du Nord sous Kim Il-sung puis Kim Jong-il, le Cambodge sous Pol Pot, Cuba sous Fidel Castro ou la Chine à l'époque de Mao Zedong[45].

Les politologues des débuts de la Guerre froide ont beaucoup cité Hannah Arendt pour sa comparaison entre Allemagne nazie et Russie soviétique, mais contrairement à elle, ils n’ont pas creusé le problème du point de vue social et historique. Carl Friedrich et son école se sont bornés à l’analyse des régimes totalitaires une fois constitués, quitte à négliger la question de leurs origines. Comme le dit Enzo Traverso, « l’affinité essentielle entre l’Allemagne nazie et l’URSS était postulée sur la base d’une simple comparaison phénoménologique, statique, descriptive, jamais étudiée à partir de la genèse et de la dynamique de ces régimes.[46] » Friedrich semble s’excuser : « pourquoi les sociétés totalitaires sont ce qu’elles sont, nous ne le savons pas[47] ». D’après l'historien Enzo Traverso, la principale conséquence de l’application des concepts d’idéocratie et de religion séculière a été « de déshistoriser le fait totalitaire, qui ne sera pas étudié comme résultat d’un processus social et politique mais réduit à l’incarnation d’une idée.[48] »

Dans un article au titre éloquent, Ian Kershaw marque ses fortes réticences à l'égard de la théorie du totalitarisme[49]. Concernant le Troisième Reich, l'historien anglais conteste l'atomisation de la société civile, premier des traits du totalitarisme selon Hannah Arendt. Son étude sur la Bavière lui permet d'affirmer qu'une opinion populaire demeure, indépendamment de l'idéologie nazie[50]. La société a su s'appuyer sur ses traditions pour exprimer ses doléances ou pour opposer une résistance ponctuelle, elle ne s'est donc pas réduite à « l'homme unique » dont Arendt parlait. Selon Kershaw, le concept de totalitarisme « aide, contre la propre volonté de la plupart de ses utilisateurs, à marquer les différences radicales qui existent » entre les deux régimes stalinien et nazi. Il conclut en considérant que « le concept de totalitarisme a un pouvoir essentiellement descriptif, très faiblement explicatif - ce en quoi il n'est peut-être d'ailleurs pas un concept[51] ».

Dans leur ouvrage commun, paru en 2003, Alain Blum et Martine Mespoulet regrettent que l'« approche totalitaire postulant la nature essentiellement politique de l'histoire soviétique, la société n'a guère de place dans cette analyse[52] ». Concernant l'Union soviétique, « le débat autour du totalitarisme a souvent occulté la complexité de l'organisation du commandement, et plus généralement des formes du gouvernement stalinien[53] ». De manière plus directe, Roland Lew, historien spécialiste de la Chine maoïste, parle d'un paradigme « profondément obsolète », basé sur « une conception largement a-historique », qui « n'a continué à vivre et même à prospérer que grâce à l'affrontement idéologique[54] ».

[modifier] Un concept indispensable malgré tout ?

Malgré les critiques, l’analyse au travers du prisme du totalitarisme n’a pas été abandonnée. De nombreux auteurs en ont défendu la valeur heuristique. Le Polonais Leszek Kolakowski reconnaissait qu’« un modèle parfait d’une société totalitaire est introuvable[55] ». Mais d’après le philosophe polonais, cela ne constituait pas un obstacle sérieux à l’utilisation du concept, étant donné que les concepts employés pour décrire les phénomènes sociaux de grande échelle n’avaient jamais d’équivalents empiriques parfaits. Il pouvait y avoir des changements significatifs en URSS, mais sans transformation fondamentale du communisme, le contrôle total ayant toujours été l’objectif d’un parti qui se voulait omnipotent.

L'Américain Martin Malia s’est lui aussi inspiré de la pensée weberienne[56] : le totalitarisme est un idéal-type, « toujours imparfaitement réalisé dans le domaine empirique[57] ». Un idéal-type est une abstraction qui ne se retrouvera jamais telle quelle dans la réalité, mais qui permet néanmoins l’intelligibilité du phénomène sur le plan conceptuel, sa compréhension. Selon l'historien américain, le mot « totalitaire » ne veut pas dire que « des régimes de ce genre exerçaient de fait un total contrôle de la population (puisque c'est impossible), mais qu'un tel contrôle était leur aspiration fondamentale[58] ». Les régimes tentent d'être totalitaires, mais la résistance des faits, de la réalité sociale ou économique, et la résistance active ou passive des populations, les en empêchent, et parviennent à préserver des espaces non-contrôlés.

La théorie du totalitarisme a connu un nouvel essor dans les années 1990. L'effondrement de l'URSS, en 1991, a partiellement donné raison à ses partisans. Les historiens de l'école révisionniste soutenaient majoritairement que le régime soviétique était un État moderne, puisqu'il était réformable. Or, les tentatives de restructuration menées par Mikhaïl Gorbatchev ont conduit à la ruine complète du système. Martin Malia annonça dès 1990 l'échec de la perestroïka dans un article publié anonymement qui connut un certain retentissement[59]. Il y expliquait notamment que Gorbatchev échouerait parce qu'il restait trop « communiste » et que le système soviétique n'était pas réformable. Il présentait le régime « totalitaire » soviétique comme reposant sur quatre piliers intangibles : (1) « le rôle dirigeant du parti […] ; (2) la planification économique autoritaire ; (3) la police politique et (4) l'idéologie obligatoire ». Selon Malia, toucher à l'un de ces piliers, tous indispensables au maintien du système, revenait à provoquer son « écroulement total[60] ».

Pour de nombreux historiens, le totalitarisme reste un concept-clé dans l'étude et la compréhension du XXe siècle. Pour Enzo Traverso, il est « un garde-fou de la pensée » : il « condense une image du XXe siècle dont l'oubli empêcherait de fonder une attitude responsable, tant sur le plan éthique que sur le plan politique, dans le présent[61] ». En conclusion, l'historien italien juge le concept à la fois incontournable et insuffisant : « incontournable pour la théorie politique, soucieuse de dresser une typologie des formes de pouvoir, et pour la philosophie politique, confrontée à la nouveauté radicale des régimes visant l'anéantissement du politique ; insuffisant pour l'historiographie, confrontée à la concrétude des événements.[62] »

[modifier] Extension du concept au XXIe siècle

Le mot « totalitarisme », entré dans le langage courant, est bien souvent utilisé sans les précautions méthodologiques nécessaires. Ayant une connotation forte, faisant penser aux régimes hitlérien et stalinien, il jette le discrédit facilement et marque les esprits. Il peut donc servir d'arme de propagande contre l'ennemi. L'usage du concept requiert une analyse approfondie de la société ou de la structure du groupe étudié, il faut en faire ressortir les catégories essentielles et les processus de dé-différenciation propres au totalitarisme.

Le terme est employé par divers auteurs[63], pour désigner des régimes théocratiques, tels que celui des talibans et leur recours à une législation religieuse qui s'applique à tous les domaines de l'existence, ignorant toute distinction entre vie publique et vie privée. Le terme sert aussi parfois à qualifier plus généralement le terrorisme islamiste[64]. Cet usage peut sembler impropre, le terrorisme ne pouvant être considéré comme un « totalitarisme » au sens originel du terme. Il devient toutefois pertinent lorsque les actions terroristes aboutissent à imposer un régime qui en remplit les critères.

Le terme est également employé pour désigner le mode d'organisation de certaines sectes qui ne laisseraient à leurs adeptes aucune sphère d'autonomie propre, en raison du contrôle total qu'elles s'efforcent d'exercer sur tous leurs actes, paroles et pensées. Le philosophe athée Michel Onfray qualifie rétrospectivement le Christianisme de totalitarisme, qui a imposé son monopole religieux partout où il a pu depuis le IVe siècle, donnant ainsi le premier modèle totalitaire (usage de la contrainte, persécutions, tortures, actes de vandalisme, destruction de bibliothèques et de lieux symboliques, omniprésence de la propagande, extermination des opposants, abolition de la frontière entre vie privé et espace public…)[65]. Pour les athées, la Règle de saint Benoît passe pour le manuel exemplaire d’une organisation sectaire[66].

Selon l'auteur libéral Guy Sorman, dans Le Progrès et ses ennemis, les préoccupations écologistes créent les contours d'un « totalitarisme vert »[67].

[modifier] Annexes

[modifier] Notes et références

  1. Étymologie et définition
  2. Voir pour la plupart des critères : Claude Polin, Le Totalitarisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1982, p. 13.
  3. Giovanni Amendola, Maggiornanza e minoranza, Il Mondo, 12 mai 1923.
  4. Pour plus de précisions, voir le chapitre « Fascist Origins » dans Abbott Gleason, Totalitarianism. The Inner History of the Cold War, New York, Oxford UP, 1995, p. 13-31.
  5. Giovanni Gentile, Enciclopedia Italiana, « Fascismo (dottrina del) », Istituto dell'Enciclopedia Italiana, Roma, 1932, vol. XIV, pp. 835-840.
  6. Michel Dreyfus et Roland Lew, « Communisme et violence », dans Le Siècle des communismes, Points Seuil, 2004, p. 716.
  7. Ernst Jünger, « La mobilisation totale », introduction à l'ouvrage collectif Krieg und Krieger (Guerre et combattants), 1930 ; traduit dans la revue Recherches, n° 32-33, septembre 1978.
  8. Selon Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d'interprétation, Gallimard, Folio-Histoire, Paris, 1997, p. 60.
  9. Carl Schmitt, Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar Genf Versailles, 1923-1939, Hambourg, 1940, qui constitue un recueil de ses travaux de la période de l'entre-deux-guerres.
  10. William Henry Chamberlin, « Russia and Germany - Parallels and Contrasts », Atlantic Monthly, vol. 156, n° 3, septembre 1935 ; Michael Florinsky, Fascism and National Socialism: A Study of the Economic and Social Policies of the Totalitarian State, New York, 1936.
  11. Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ?, op. cit., p. 59-60.
  12. Pierre Hassner, « Le totalitarisme vu de l'Ouest », dans Guy Hermet (dir.), Totalitarismes, Paris, Economica, 1984, p. 25.
  13. Krzysztof Pomian, « Totalitarisme », dans Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), 1938-1948 : Les années de tourmente, de Munich à Prague. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1995, p. 1076.
  14. Michelle-Irène Brudny, « La théorie du totalitarisme : fécondité et paradoxes », Le Magazine littéraire, n° 337, novembre 1995, p. 48.
  15. Eric Voegelin, Les Religions politiques, Paris, Éditions du Cerf, 1994 (1e éd. : 1938) et La Nouvelle Science du politique, Paris, Éditions du Seuil, 2000 (1e éd. : 1952).
  16. Waldemar Gurian, « Totalitarianism as Political Religion », dans Carl Friedrich (éd.), Totalitarianism : Proceedings of a Conference Held at the American Academy of Arts and Sciences, Cambridge, Harvard University Press, 1954, p. 119-129.
  17. Jacob L. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calmann-Lévy, 1966.
  18. Alain Besançon, Présent soviétique et passé russe, Livre de poche, Paris, 1980.
  19. Sigmund Neumann, Permanent Revolution. Totalitarianism in the Age of International Civil War, Londres, 1940.
  20. Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, New York, Harper and Row, 1956.
  21. Enzo Traverso (éd.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2001, p. 472.
  22. Derek Lewis de l'Université d'Exeter parle du nombre énorme de dossiers individuels tenus par la Stasi en Allemagne de l'Est et de son réseau de 85 000 employés et 180 000 autres informateurs.
  23. Claude Polin, Le Totalitarisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1982, p. 17.
  24. Zbigniew Brzezinski, The Permanent Purge : Politics in Soviet Totalitarianism, Cambridge, Harvard University Press, 1956, p. 30.
  25. Zbigniew Brzezinski, Ideology and Power in Soviet Politics, New York, Praeger, 1962. Ces passages sont pris de l’anthologie de Betty B. Burch (éd.), Dictatorship and Totalitarianism. Selected Readings, Princeton, Van Nostrand Company, 1964, p. 177. Pour une analyse semblable, voir Zbigniew Brzezinski et Samuel Huntington, Political Power USA/ URSS, New York, Viking Press, 1964.
  26. Betty Burch (éd.), Dictatorship and Totalitarianism. Selected Readings, ouvrage cité, p. 179.
  27. Zbigniew Brzezinski, « The Nature of the Soviet System », Slavic Review, vol. XX, n° 3, octobre 1961, p. 355.
  28. Betty Burch (éd.), Dictatorship and Totalitarianism. Selected Readings, ouvrage cité, p. 177.
  29. Betty Burch (éd.), Dictatorship and Totalitarianism. Selected Readings, ouvrage cité, p. 4.
  30. Raymond Aron, Mémoires. 50 ans de réflexion politique, 2 volumes, Paris, Julliard, 1983, p. 211.
  31. Les Adler et Thomas Paterson, « Red Fascism : The Merger of Nazi Germany and Soviet Russia in the American Image of Totalitarianism, 1930's-1950's », The American Historical Review, vol. 75, avril 1970, p. 1064.
  32. Friedrich Hayek, La Route de la servitude, Paris, Librairie de Médicis, 1946.
  33. Dans Droit, législation et liberté : une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, 3 vol., Paris, PUF, 1980, son œuvre majeure, Friedrich Hayek développait notamment la thèse de la triple supériorité anthropologique, morale et intellectuelle de la société libérale moderne sur toutes les autres formes connues de société.
  34. Friedrich Hayek, The Fatal Conceit : The Errors of Socialism, Londres, Routledge, 1988. Un autre chef de file de l’école de Vienne, l’économiste Ludwig von Mises, a développé pendant la Seconde Guerre mondiale une interprétation du totalitarisme proche de celle de Friedrich Hayek. Voir Omnipotent Government. The Rise of Total State and Total War, Yale University Press, 1944.
  35. Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Les Éditions du cheval ailé, Genève, 1945.
  36. Voir par exemple l’ouvrage de l’auteur roumain Constantin Dumitresco, La Cité totale, Paris, Éditions du Seuil, 1980.
  37. Leszek Kolakowski, « Marxist Roots of Stalinism », dans Robert C. Tucker (éd.), Stalinism. Essays in Historical Interpretation, New York, W. W. Norton, 1977, p. 283-298. Les passages cités sont repris de Nicolas Werth, « Stalinisme », dans Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), 1938-1948 : Les années de tourmente, de Munich à Prague. Dictionnaire critique, ouvrage cité, p. 1063.
  38. Alexander Groth, « The ‘Isms in Totalitarianism », American Political Science Review, vol. 58, n° 4, décembre 1964, p. 888-901.
  39. Les Adler et Thomas Paterson, « Red Fascism : The Merger of Nazi Germany and Soviet Russia in the American Image of Totalitarianism, 1930's-1950's », article cité, p. 1048.
  40. Robert C. Tucker (éd.), Stalinism : Essays in Historical Interpretation, New York, Norton, 1977.
  41. Herbert Spiro, « Totalitarianism », in David L. Sills (éd.), International Encyclopaedia of the Social Sciences, New York, Crowell, Collier and Macmillan, 1968, vol. 16, p. 112.
  42. Cité par Bernard Bruneteau dans Les Totalitarismes, Paris, Armand Colin, 1999, p. 22. Voir dans la même idée l'article de Herbert Spiro et Benjamin Barber, « Counter-Ideological Uses of "Totalitarianism" », Politics and Society, vol. 1, n° 3, 1971, p. 3-21. Cet article, traduit en français, est paru dans l’anthologie de Enzo Traverso (éd.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, ouvrage cité, p. 563-589.
  43. Georges Mink, Vie et Mort du bloc soviétique, Paris, Casterman, 1997.
  44. Moshe Lewin et Ian Kershaw (eds), Stalinism and Nazism : Dictatorships in Comparison, Cambridge University Press, 1997.
  45. Voir en particulier Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, Paris, 1997, 923 p.
  46. Enzo Traverso (éd.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, ouvrage cité, p. 66.
  47. Carl Friedrich, « The Unique Character of Totalitarian Society », dans Carl Friedrich (éd.), Totalitarianism : Proceedings of a Conference Held at the American Academy of Arts and Sciences, ouvrage cité, p. 60.
  48. Enzo Traverso (éd.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, ouvrage cité, p. 70.
  49. Ian Kershaw, « L'introuvable totalitarisme », Magazine littéraire, n° 337, novembre 1995, p. 61-63.
  50. Ian Kershaw, L’Opinion allemande sous le nazisme. Bavière 1933-1945, Paris, CNRS Éditions, 1995.
  51. Ian Kershaw, « L'introuvable totalitarisme », Magazine littéraire, n° 337, novembre 1995, p. 63.
  52. Alain Blum et Martine Mespoulet, L’Anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003, p. 5.
  53. Ibid., p. 349-350.
  54. Roland Lew, « Moshe Lewin, historien de la Russie soviétique », Revue des études slaves, vol. 66, n° 1, 1994, p. 63.
  55. Leszek Kolakowski, « Totalitarianism and the Virtue of the Lie », dans Irving Howe (éd.), 1984 Revisited: Totalitarianism in Our Century, Harper & Row, 1983, p. 122.
  56. Cécile Vigour explique : « Pour Max Weber les idéaux-types sont des constructions réalisées par le chercheur, présentant de manière stylisée les caractéristiques principales du phénomène étudié, en vue de comprendre et d'expliquer la réalité observée », dans La Comparaison dans les sciences sociales : pratiques et méthodes, La Découverte, Paris, 2005, p. 198.
  57. Martin Malia, « L'écroulement du totalitarisme en Russie » (entretien), Esprit, n° 218, janvier-février 1996, p. 52.
  58. Martin Malia, La Tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie, 1917-1991, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1995, p. 27.
  59. Martin Malia, « To the Stalin Mausoleum », Daedalus, n° 119, hiver 1990, p. 295-344.
  60. « L'écroulement du totalitarisme en Russie », article cité.
  61. Enzo Traverso, Le Totalitarisme, ouvrage cité, p. 105 et 109.
  62. Le Totalitarisme, ouvrage cité, p. 107-108.
  63. Cédric Housez, « Choc des civilisations : la vieille histoire du "nouveau totalitarisme" », Réseau Voltaire, 19 septembre 2006. Cet article dénonce l'usage actuel du mot totalitarisme dans la « guerre au terrorisme ».
  64. Jack Straw traite le terrorisme islamiste de « nouveau totalitarisme », BBC News
  65. Traité d’athéologie, Michel Onfray, éd. Grasset, 2005. p. 181.
  66. Voir éd. Desclée de Brouwer, éd. 1980: chap. 5 sur l'obéissance absolue, chap. 8 sur le sommeil réduit, chap. 32 & 33 sur le travail non rémunéré.
  67. Voir aussi, Edgar Gätner « Vers un totalitarisme écologique ? », Le Figaro.

[modifier] Le totalitarisme dans la fiction et les contres-utopies

[modifier] Bibliographie

[modifier] Ouvrages classiques (dans l'ordre chronologique)

[modifier] Ouvrages récents

  • Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives, 1989. Édition française Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1992.
  • Jean-François Soulet, Histoire comparée des États communistes de 1945 à nos jours, Armand Colin, coll. « U », 1996, 404 p.
  • (en) Moshe Lewin et Ian Kershaw (eds), Stalinism and Nazism : Dictatorships in Comparison, Cambridge University Press, 1997.
  • Henry Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 1999, 388 p.
  • Marc Ferro (dir.), Nazisme et Communisme. Deux régimes dans le siècle, Hachette, coll. « Pluriel Histoire », 1999, 278 p.
  • Ernst Nolte, La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Édition des Syrtes, 2000 (préface de Stéphane Courtois).
  • Radu Clit, Cadre totalitaire et fonctionnement narcissique, Paris, L'Harmattan, coll. Études psychanalytiques, 2001, 311 p.
  • Pierre Milza, Les Fascismes, Imprimerie nationale, 1985. Réédition Le Seuil, coll. « Points Histoire », 2001, 616 p.
  • Jean-Pierre Le Goff, La Démocratie post-totalitaire, 2002, 204 p. (ISBN 2-7071-4252-2)
  • Juan J. Linz, Régimes totalitaires et autoritaires, Armand Colin, 2006, 407 p. (ISBN 978-2-200-35138-0)

[modifier] Synthèses

  • Guy Hermet (dir.), Totalitarismes, Paris, Economica, 1984.
  • (en) Abbott Gleason, Totalitarianism. The Inner History of the Cold War, New York, Oxford UP, 1995, 307 p.
  • Bernard Bruneteau, Les Totalitarismes, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1999, 240 p.
  • Enzo Traverso, Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2001, 923 p.
  • Claude Polin, Le Totalitarisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », 3e éd. mise à jour, 2007, 127 p.

[modifier] Articles connexes

[modifier] Liens externes

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