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PENSER PAR SOI-MÊME

Très brève histoire des représentations de l'intelligence et de la bêtise

Penser par soi-même, ou penser sa pensée, ce pourrait fort bien être une définition efficace de la philosophie ; en revanche, on ne comprend pas bien ce que certains contemporains ont voulu dire en proposant des formules telles que « penser sa vie », ou « vivre sa pensée ».

À l’aube de la philosophie occidentale, l'existence de différences intellectuelles entre les êtres humains (différences qui, on le sait, sont niées par le politiquement correct contemporain), fut clairement perçue. Ainsi le poète Homère (fin du -VIIIe siècle) faisait-il dire à son héros Ulysse que :

« En ce qui concerne l'esprit, les Dieux n'accordent pas les mêmes avantages à tous les hommes. » (Odyssée, VIII, 167).

« Le meilleur des hommes est celui qui pense par lui-même à ce qui, plus tard et jusqu'au terme, sera le mieux », écrivait (peu après ?) l’autre grand poète grec de l’époque, Hésiode (vers -700) dans ses Travaux (ligne 293) ; s'adressant à un certain Persès, il décrivait ainsi le premier type de ce qui est très probablement la plus ancienne typologie intellectuelle (trois types que nous désignerons désormais par I, II, III). Ce type I correspond à « celui qui est davantage pourvu de Logos que les autres » selon Héraclite d’Éphèse, au « naturel philosophe » selon Platon (République, VI), à ceux qui « savent chercher » selon Archytas de Tarente ; également à la « tête bien faite » que Montaigne souhaitait, non chez l'élève car on ne le choisissait déjà pas à l'époque, mais seulement chez un précepteur ou conducteur. Il correspond, enfin, à l'être intelligent selon notre façon de parler presque contemporaine.

Le type II est « celui qui se rend aux bons avis » (Travaux, ligne 295), ce qui correspond à l'esclave par nature selon Aristote : il n'a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres (Politique, I, v, 1254b) ; c'est aussi bien l'état de tutelle selon Kant : « La minorité, c'est l'incapacité de se servir de son intelligence sans utiliser la direction d'un autre. Cette minorité est coupable quand ce n'est pas le manque d'intelligence qui en est la cause mais le manque de décision et de courage à s’en servir sans utiliser la direction d'un autre. » (Qu'est-ce que les Lumières?, 1784) ; chez l'enfant à instruire, cette incapacité est, idéalement, provisoire. De ces individus du deuxième type hésiodien, lorsqu'ils sont adultes, on dit généralement qu'ils ont du bon sens (« cette amorçe de raison qu'est le simple bon sens », écrit Adrien Barrot). Lors de l'éducation selon cet idéal humaniste, la méthode érotématique dialogique, c'est-à-dire par questions et réponses, vise à obtenir la transformation du type II en type I.

Quant au type III, celui « qui ne sait ni voir par lui-même ni accueillir les conseils » (Travaux, lignes 296-297), il correspond précisément au sot avec lequel « il est impossible de traiter de bonne foi », aux esprits ineptes et mal nés, à l'esprit mal rangé et à la bêtise selon Montaigne (Essais, III, viii, pp. 925, 926 et 929 de l'éd. Villey), à l'esprit faux ou l'esprit boiteux selon Pascal (Pensées, Br. 1, 80). Diderot a défini les huit circonstances en lesquelles un homme aura l’esprit faux (1) :

« Celui qui n’a jamais fait qu’un mauvais usage de ses sens aura l’esprit faux. Celui qui, médiocrement instruit, croira tout savoir, aura l’esprit faux. Celui qui, emporté par la suffisance ou par la vivacité, sera précipité dans ses jugements, aura l’esprit faux. Celui qui aura attaché trop ou trop peu d’importance à quelques objets, aura l’esprit faux. Celui qui osera prononcer dans une question qui excède la capacité de son talent naturel, aura l’esprit faux. […] Celui qui est sujet à des préventions aura l’esprit faux. Celui qui s’entête ou par amour propre, ou par esprit de singularité, ou par goût pour le paradoxe, aura l’esprit faux. Et celui qui a trop de confiance et celui qui n’en a pas assez dans sa raison, aura l’esprit faux. »

Voltaire a consacré une section de l’article « Esprit » de son Dictionnaire philosophique (éd. de 1765) à l’« Esprit faux ». Réalité que d’autres traitent sous la dénomination de bêtise, « quelque chose d'inébranlable » selon Gustave Flaubert (lettre à l'oncle François Parain, 6 octobre 1850). Dans le même sens, La Bruyère estimait que « C'est abréger et s'épargner mille discussions, que de penser de certaines gens qu'ils sont incapables de parler juste, et de condamner ce qu'ils disent, ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils diront. » (Les Caractères, « Jugements », § 70); et un peu plus loin : « Tout l'esprit qui est au monde est inutile à celui qui n'en a point ; il n'a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d'autrui. » (Ibid., « De l'homme », § 87) ; observation qui se trouvait déjà chez Euripide : « Apportes-tu aux ignorants un savoir nouveau, tu feras figure d'inutile et non de savant. » (Médée, 298-300) ; c’est la raison pour laquelle les références aux auteurs sont si mal accueillies dans les cafés-philo.

Montaigne était à la fois plus précis et plus exigeant: « Par raison, c'est au faible plutôt d'accepter les oppositions qui le redressent. » (Essais, III, viii, p. 925) ; encore faut-il qu'il y soit disposé, ce qui n'est pas toujours le cas : « c'est injustice et inhumanité que secourir et redresser celui qui n'en a que faire [...] l'obstination et ardeur d'opinion est la plus sûre preuve de bêtise. » (Ibid., pp. 937, 938). Les représentants du troisième type hésiodien, dont les opinions ne sont que des préjugés, semblent, depuis au moins Stendhal, perçus comme constituant la majorité : « La connaissance des hommes m'a fait mépriser le jugement de l'immense majorité, qui est composée de sots » (Journal, 25 novembre 1804). Céline était plus brutal : « J'ai toujours su et compris que les cons sont la majorité, que c’est donc bien forcé qu’ils gagnent ! » (Bagatelles pour un massacre). On a proposé des candidats inattendus pour ce type III : avant d'effectuer un passage remarqué au ministère de l'Éducation, le géologue Claude Allègre avait écrit, à propos de Descartes, que :

« Pour le scientifique que je suis, celui qui cultive par trop l'erreur est considéré comme pensant faux. » (2)

Est-ce pour cela, parce qu’il se trompait souvent, que Descartes cherchait une méthode ?... Pour simplifier (un peu), disons que le type I pense (par lui-même) ; le type II ne pense pas (seul) ; le type III « pense » – mais il pense faux.

Ces quelques vers d'Hésiode ont été enregistrés par Aristote, qui précisait, un peu plus loin dans le même texte, que si grande que soit son amitié pour Platon, c'était pour le philosophe une obligation que de lui préférer la vérité (Ethique à Nicomaque, I, iv, 7 & vi, 1) - liberté et volonté de penser par soi-même déjà revendiquée contre les orthodoxies naissantes et à venir, telle celle, dont on pâtit encore, qui fait préférer avoir tort avec Descartes, Hegel et Sartre plutôt que raison avec Galilée, Schopenhauer ou Raymond Aron. Vers cités aussi par Cicéron, puis par l'historien Tite-Live, qui semblait indiquer, en faisant parler le consul Minucius Rufus, que cette typologie avait été largement connue des Romains (3). L'orateur grec Aristide Aelius (IIe siècle) avait mentionné le passage hésiodien, puis introduit une argumentation tendant même à prouver que celui qui apprend d'un autre ne peut déjà pas appartenir au type I (Défense de l'art oratoire, II, 97-108). Clément d'Alexandrie (IIe siècle également), qui tentait déjà, avant Thomas d'Aquin, de concilier la pensée grecque et le christianisme, a adapté cette typologie en rangeant Abraham dans le type I, les Apôtres dans le deuxième et les Gentils – les anciens polythéistes -- dans le type III (Le Pédagogue, III, viii).

Machiavel dans Le Prince (Hésiode y était cité d'après Tite-Live), puis le très étonnant Nicolò Franco (1515/1570) et Arthur Schopenhauer, citant Machiavel dans De la Quadruple racine du principe de raison suffisante (IV, § 21, éd. de 1847), y ont encore fait référence, en y souscrivant pleinement.


Nietzsche, âgé seulement de 27 ans, notait « les trois possibilités hésiodiques », puis donnait une traduction versifiée et emphatique des vers 293 à 297 (4). Seule réserve, le stoïcien Zénon de Citium qui transposait curieusement les types I et II quant à leur valeur (d'après Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 25-26).

« Seul un petit nombre est capable de penser », écrivait le Syrien Jamblique (vers 250/325), rapportant l'opinion des Pythagoriciens qui, bien avant Nietzsche et Heidegger donc, isolaient, avec ce « petit nombre », l'équivalent du type I ; Nietzsche assimilera les types II et III au « troupeau », cette masse de manœuvre habituelle des totalitarismes et du politiquement correct ; selon Heidegger, « se laisser engager dans la pensée demeure en soi quelque chose de rare et réservé au petit nombre ». (Qu'appelle-t-on par "penser" ?, II, ii)

« Penser d'après soi » et « penser par soi-même », formules de D'Alembert (Discours préliminaire, in Encyclopédie, tome 1, 1751), et « osez penser par vous-même », injonction de Voltaire (Dictionnaire philosophique, « Liberté de penser », éd. de 1765), voilà ce que l'on présente presque toujours comme constituant l'idéal neuf et original des Lumières ; ainsi faisait même Kant, peu après D'Alembert et Voltaire :

« La maxime de penser par soi-même en tout temps, c'est les Lumières. » (5)

En réalité, il ne s'agissait là que d'une exigence fondamentale de toute la science et de toute la philosophie depuis les Grecs ; « la probité de la connaissance était déjà là il y a plus de deux mille ans » notait Frédéric Nietzsche dans {L’Antéchrist} (§ 59) ; l’expression « raison des Lumières » est donc inadéquate. Selon l'historien grec Hérodote (vers -485/-425), qu’on appelle volontiers le « Père de l’Histoire », ce qui était vu, lu ou entendu – donc ce qui venait des autres – devait être complété et vérifié par l'investigation ({historin}) et critiqué par le sens commun. Toujours la précaution à prendre, pour le petit nombre qui travaille, à l'égard de ce qui vient du troupeau qui ne fait trop souvent que parler, pour dire les choses en termes nietzschéens. Nous devons à la Grèce cette exigence permanente du rationalisme critique, qui a été renouvelée par l'humanisme, et notamment par Montaigne lorsqu'il disait apprécier « les gaillardes élévations d'un esprit libre » (Essais, II, xii, p. 492), lorsqu'il récusait tout appui sur l'opinion publique et ses trop fragiles témoignages :

« il ne faut pas croire à chacun, dit le précepte, parce que chacun peut dire toutes choses » (Ibid., p. 571) ;

« la vérité ne se juge point par autorité et témoignage d'autrui » (Ibid., p. 507).

Montaigne, possiblement athée en son for intérieur, récusait en tout cas la conception religieuse de la vérité. Le libertinage, au sens premier d'état d'esprit de celui qui examine librement les choses et les êtres (Pierre Richelet, Dictionnaire français, 1680) a poursuivi cette exigence, notamment dans le domaine de la morale sexuelle. Nietzsche, qui disait apprécier beaucoup Montaigne et Voltaire, constatait que l'esprit libre (der freie Geist) était une exception, et les esprits asservis la règle, ajoutant avec perspicacité :

« les esprits asservis supposent que chez l'esprit libre les opinions sont aussi un moyen de chercher son avantage et qu'il ne tient pour vrai que précisément ce qui lui est profitable. » (6).

Autrement dit : aux esprits libres, la science ; aux esprits asservis, la sociologie de la science (voir La Connaissance ouverte et ses ennemis [1]).

Sous la dénomination d'Intellect, l'intelligence fut d'abord projetée dans l'Univers : "Le cosmos est doué d'âme, intelligent, sphérique", affirmait un mémoire pythagoricien ; c'était la notion d'entité divine ordonnatrice de toutes choses, agent de l'ordre du monde (Anaxagore de Clazomènes, -Ve siècle, fr. A 48, B 12), veillant à ce qu'il y ait des mesures de toutes choses (Diogène d'Apollonie, -Ve siècle, fr. 3) ; l'Intellect pénètre dans toutes les parties du monde (Stoïciens, in Diogène Laërce, Vie ..., VII, 138). Dieu est mort, mais le concept moderne d'intelligence n'est pas étranger à cet idéal ancien, aristocratique dans le bon sens du terme, de liberté d'esprit, c'est-à-dire la possession d'une pensée à la fois active et autonome, d'une capacité à chercher, d'une facilité à apprendre (Platon, République, VI), à comprendre, à réfléchir et à inventer. La compréhension, en grec synesis, était chez Platon (Cratyle) et chez Aristote (Ethique à Nicomaque, VI) à peu près synonyme d'intelligence, et distinguée du savoir. Aristote distinguait une ligne de partage, la qualité du sens du toucher, entre ceux qui sont bien doués intellectuellement et ceux qui ne le sont pas (De l'Âme [Péri Psuches], II, 9, 421a) ; vingt siècles avant l'Aufklärung, il comparait l'intelligence à la lumière : « elle produit toutes choses, comme une sorte d’état comparable à la lumière » (Ibid., III, 5, 430a ; trad. R. Bodéüs) ; enfin, il décrivait la qualité de rapidité d'esprit (voisine de l'intelligence) à la fin du livre I des Seconds Analytiques (89b 10). Dans le même sens, l'auteur comique latin Térence (vers -192/-159) faisait dire au parasite Gnathon :

« D'un homme sur un autre, quelle supériorité! quelle distance d'un sot à un intelligent! » (L'Eunuque, II, ii, 232-233).

Dans ses Confessions (IV, xvi), Augustin distinguait la vivacité de l'intelligence, celeritas intelligendi, qui serait un don divin, et l'esprit lent, tardius ingenium, (petit malheur s'il est joint à une sainte foi ..., ajoutait, en forme de consolation, l'évêque d'Hippone). Montaigne opposait aux esprits "vigoureux et réglés" d'autres, "bas et maladifs" (Essais, III, viii, p. 923). Hobbes, dans Leviathan (1651), opposait l'intelligence, wit, et la stupidité, dullness. Locke reconnaissait une différence de degrés entre les facultés intellectuelles des hommes, à un point tel qu'il y aurait "plus de distance entre certains hommes et d'autres, qu'entre certains hommes et certains animaux" (7); point de vue fort peu religieusement correct pour l'époque. Préfigurant les critères de Mensa International (soit se situer dans les 2 % supérieurs de réussite à un test d'intelligence), Schopenhauer écrivait qu'un désavantage tout particulier des républiques est que les têtes bornées, lorsqu'elles y font bloc, comme devant leur ennemi naturel, contre les têtes supérieures, sont toujours cinquante contre une (Droit et politique, § 127).

Ce concept d'intelligence est défini depuis l'époque moderne comme "connaissance distincte de l'objet de la délibération" par Leibniz, comme "compréhension nette et facile" par Littré, comme "aptitude à comprendre, pénétration d'esprit", par Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire Universel ; par Bergson comme « faculté d'arranger "raisonnablement" les concepts et de manier convenablement les mots » (La Pensée et le mouvant, 1934) ; selon Merleau-Ponty, il s'agirait d'une "réorganisation active du champ perceptif" (8). « L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement » disait André Gide.

Quelques psychologues ont contesté la pertinence du concept : Howard Gardner, et en France Michel Deleau, entre autres ; des sociologues aussi, tel Pierre Bourdieu (1930-2002) – pour qui l'intelligence n’était que "ce que mesure le système scolaire" (9) ; Bourdieu parodiait ici Binet qui disait : « l’intelligence, c’est ce que mesure mon test » – dans des polémiques inspirées par des a priori idéologiques et politiques et qui ne sont pas sans rapport avec les conflits et disputes qui se produisent entre type I et type III. L'analyse fort originale de Nicolò Franco sur la haine qui résulte de ces conflits mérite d’être citée :

« Il n’y a chose en l’homme plus vitupérable que la fausse persuasion imprimée en l’entendement pour la dernière [la plus sûre] : car de là procèdent deux très grandes haines. La première vient de celui qui écoute, pour ce que l’écoutant, il est contraint de haïr soudainement celui qui a une telle persuasion. L’autre vient de celui qui se persuade telle chose, et est plus grande que la première, en tant qu’il se fait accroire être louable ce qu’il imagine, de manière qu’à l’instant il porte une haine mortelle à celui qui se détracte de telle imagination. » (10)

Il est dommage qu’elle n'ait pas été poursuivie par Montaigne plus longuement, à propos du concept d'ineptie, dans son chapitre "L'art de conférer" (Essais, III, viii, pp. 900-907) ; Pascal et La Bruyère ne font qu'effleurer la question. Schopenhauer a bien fait état du phénomène, mais sans distinguer suffisamment l'un de l'autre les deuxième et troisième types hésiodiens.

Il reste donc que l'intelligence en tant que faculté variable d'un individu à un autre avait été clairement reconnue et analysée par les plus grands écrivains et philosophes. Les expressions citées en exemple par Pierre Larousse sont sans ambigüité : avoir de l'intelligence, être dépourvu d'intelligence, faire preuve d'intelligence. Selon Edmond et Jules de Goncourt, « la mesure de l'intelligence chez les individus est le doute, l'esprit critique ; de l'inintelligence, la crédulité » (Journal. Mémoires de la vie littéraire, 1er janvier 1962). "Tout en reconnaissant qu’en fait d'intelligence l'inégalité est plus pénible au privilégié qu'à l'inférieur, il faut avouer que cette inégalité est dans la nature" écrivait Ernest Renan (L'Avenir de la science, XVII).

Selon un de nos grands mathématiciens,

« Proclamer que tous les hommes sont égaux à tout point de vue et à tout instant, y compris dans leurs capacités soit en force musculaire, soit en don musical, soit en intelligence, c'est tout simplement faux. »(11).

Pour de nombreux marxistes au contraire, ceux qui refusent encore tout enseignement différencié dans l’enseignement primaire et en collège, l'inégalité des capacités intellectuelles ne ferait que refléter l'inégalité des conditions sociales ; il ne s'agit alors plus, selon Lucien Sève par exemple, que de réfuter « l'idéologie bourgeoise des "dons" intellectuels » (12) ; cette tentative de réfutation est aujourd'hui devenue un des thèmes favoris de l'idéologie de l'égalitarisme politiquement correct.


"Penser par soi-même" ne signifie pas pour autant penser en se dispensant de connaître les oeuvres majeures de la philosophie occidentale, celles que Louis Althusser (1918-1990) appelait, un peu péjorativement, les "textes sacrés", mais penser par et au delà d'elles. Cela n'exclut pas (ce serait plutôt le contraire), la confrontation dialogique avec les autres : « frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui », prônait Montaigne (Essais, I, xxvi, p. 153), après Socrate qui ne faisait que cela du matin au soir (et parfois du soir au matin). « Confronter notre entendement à celui des autres, au lieu de nous isoler avec le nôtre », reprenait Kant (Anthropologie du point de vue pragmatique, § 53). Encore moins est-ce un encouragement en direction du profane (surtout s'il relève du type III ...), à donner libre cours à son imagination et à parler avec assurance de ce qu'il ne connaît pas ; « surprendre un esprit borné en train de philosopher, la chose est insupportable » déplorait Schopenhauer (Sur la philosophie universitaire), souscrivant ainsi aux remarques de Socrate adressées à Adimante, frère de Platon, sur les finasseries produites par des gens inaptes à la philosophie ; ces remarques avaient été mises en valeur par Montaigne : "Les faibles, dit Socrate, corrompent la dignité de la philosophie en la maniant." (13).

Cette dernière interprétation (égalitariste et obscurantiste) des Lumières, soit l'encouragement fait au profane afin qu'il s'exprime de façon déplacée, qu'il prenne la parole pour ne rien dire, qu'il se raconte, se répand à grande vitesse de nos jours dans les médias (on l’a vu lors des nombreuses émissions sur les cafés-philo), à cause d'un dévoiement massif des concepts de démocratisation et de culture (14). Comme l'ont montré Jacques Bouveresse et Jean-François Mattéi, entre autres, il se trouve que, pour tout un tas de raisons, le vague, le faux, le confus, le superficiel, l’invérifié, l'immédiat et le médiatique, l’immédiatique, dominent aujourd'hui l'espace public alors que non pas toute relation au savoir, mais toute relation au savoir non-technique en est chassée (15).

Louis Althusser disait souhaiter que l'on procède

« avec patience et rigueur et sans jamais se payer de mots, en exigeant toujours (Kant, Marx), de "penser par soi-même" » (16)

situant ainsi bien tardivement les voeux hésiodien, socratique, et dalembertien, et ne craignant vraiment pas le ridicule de l'évocation du nom de ... Karl Marx dans ce contexte, ses disciples ayant bien trop souvent donné le mauvais exemple du sectarisme et du dogmatisme ... Althusser lui-même ... (17). Au contraire, Kant, lorsqu'il écrivait :

« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! est aussi la devise des Lumières. »(18).

entendait-il bien, loin de toute tabula rasa faite du passé culturel du monde occidental, souligner le lien essentiel existant entre le rationalisme grec (19) -- celui-là même dont les principes ont suscité le développement des mathématiques et des sciences exactes -- et celui de l'Humanisme et des Lumières . Les principes rationnels d'homogénéité et de spécification que le philosophe de Königsberg exposait dans la Critique de la raison pure (Appendice de la Dialectique transcendantale), ont leur origine dans la philosophie platonicienne. Le propre de l'Humanisme et des Lumières, c'est plutôt la reconquête, contre les croyances et la morale religieuse alors établie, contre des siècles de domination chrétienne, de l’aristocratique liberté de conscience, de recherche scientifique et d'opinion ; « Dans un État libre il est loisible à chacun de penser ce qu'il veut et dire ce qu'il pense. » (Spinoza, Traité théologico-politique, XX) ; « l'esprit qui est naturellement indépendant se révolte contre l'autorité. » (Fontenelle, Rêveries diverses). C’est la conscience de l’attrait du faux, et de sa facilité à circuler, pour la plus grande partie du peuple ; « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges », notait La Fontaine (Fables, IX, 6). C'est la conquête de la laïcité (20) et la promotion de la tolérance (quelles que soient les ambigüités de cette notion), c'est donc l'expansion d'un rationalisme qui venait, lui, de bien plus loin, mais qui se libérait peu à peu du long pouvoir des censeurs chrétiens et de leurs dogmes (21). C’est la diffusion de l’athéisme et la possibilité nouvelle de la critique de la foi, ce dont ne se privait pas Denis Diderot :

« La croyance d’un dieu fait et doit faire presque autant de fanatiques que de croyants. Partout où l’on admet un Dieu, il y a un culte ; partout où il y a un culte, l’ordre naturel des devoirs moraux est renversé, et la morale corrompue. Tôt ou tard, il vient un moment ou la notion qui a empêché de voler un écu fait égorger cent mille hommes. Belle compensation ! » (22)

Celui qui pense par lui-même récusera autant qu'il est possible (et pratiquement cela ne l'est pas toujours), tout argument d'autorité.

« Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité »,

voilà les conditions de l'instruction véritable que l'auteur des Essais attendait d'un précepteur ; la conscience et la vertu du jeune homme n'auront "que la raison pour guide" (23). L'étamine, c'est ici, non la foi religieuse, mais le filtre, l'esprit critique ; le marquis de Condorcet exigeait que les droits de l'homme eux-mêmes n'y échappent pas ; il refusait par avance l'institution d'un oxymoral "Culte de la Raison", d'une religion civile :

"Ni la constitution française, ni même la déclaration des droits, ne seront présentés à aucune classe des citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire." (24). Mais avant de s'enhardir à penser par soi-même, il faudrait, selon le conseil de Térence dans le prologue de L'Andrienne, prendre connaissance, sans précipitation (le mal du siècle), des éléments du débat ; plus généralement, il convient de suspendre le jugement pendant le temps que l’on prend pour bien s'informer, pour assimiler cette information et l’intéger dans des connaissances. Le principe général du libre examen implique le doute et l'absence de précipitation ; ce doute n'est pas une fin en soi, ni un négativisme, seulement une ouverture de l'esprit à la connaissance du réel, à l'objectivité, à la pensée d'autrui et aux faits qu'il invoque. Il faudrait lire d'abord sans y glisser d'interprétation, lentement, à la manière d'un philologue. Un professeur de littérature a dit avec raison qu'avant de lire entre les lignes, il convenait de lire les lignes ... Dans cette perspective de travail, plus que la somme des connaissances acquises, c'est la probité et la qualité de la relation au savoir, la présence de ce que Pascal appelait libido sciendi (désir de connaître), qui constitue le "naturel philosophe", concept platonicien longuement analysé par Monique Dixsaut (25). « Vive la physique ! Et davantage encore ce qui nous y contraint – notre probité ! », dit Nietzsche (26). Ce naturel philosophe, cette disposition de probité, restera l'apanage du petit nombre (27) hors de l'universalité donc, mais, le plus souvent, dans l'intérêt général. Selon Thomas Carlyle, « c'est le privilège permanent de l'imbécile que d'être gouverné par le sage ; être guidé suivant le bon chemin par ceux qui en savent plus. C'est le premier droit de l'homme » (28).

Le rôle de l'État serait de reconnaître, contre le courant égalitariste d'aujourd’hui, que les êtres humains n'ont ni l'envie ni la possibilité d'être identiques. La puissance publique devrait en particulier maintenir énergiquement l'autonomie traditionnelle de la sphère intellectuelle (en renforçaint l’autonomie des Universités) aussi bien contre les offensives obscurantistes de la démocratie radicalisée, oublieuse de l’autre pied d’une société évoluée – la culture – que contre certaines dérives de la "loi" du marché. Or les droits nouveaux des groupes et communautés dans la société de médiatisation, la pédagogie centrée sur les élèves « tels qu'ils sont » (en réalité nivelée au plus bas), et le politiquement correct – défenseur des "cultures" communautaires et de leurs indigentes langues régionales – se rejoignent pour exiger la fin de la "dictature" de la culture classique dite élitiste et la disparition de cette culture occidentale qu'admirait encore Jean Jaurès ; notre origine gréco-latine ne serait plus aujourd'hui que l'oeuvre coupable de mâles blancs chrétiens, hétérosexuels et antisémites, bref, à tous points de vue infréquentables (29). Ces prétentions et ces exigences se rencontrent aujourd'hui pour promouvoir le Diktat de l'utilité qui fait la richesse et les profits du marché et des marchands ; également pour renforcer un "déclin régulier de l'intelligence critique", une "solide indifférence à la lecture des textes critiques de la tradition" (30).

Nietzsche, nous passant le message suivant : « Un haut niveau d'humanité sera possible quand l'Europe des nations sera un sombre passé oublié, mais vivra encore dans trente livres très anciens et jamais oubliés, ses classiques » , rejoignait Dante, selon qui « le terme extrême proposé à la puissance de l'humanité [était] l'intelligence » (31).

Claude CourouveCourouve


NOTES ET RÉFÉRENCES


1. Réfutation suivie de l’ouvrage d’helvétius intitulé "L’Homme".

2.Claude Allègre, "Les erreurs de Descartes", Le Point, 22 mars 1997, n° 1279. Descartes eut l'audace et le malheur de récuser les expériences (correctes) de Galilée au nom de ses propres (fausses) théories ; dans sa lettre à Marin Mersenne d'avril 1634, il écrivait : « Pour les expériences que vous me mandez de Galilée, je les nie toutes » ; il aurait fait un bon hégélien et un bon stalinien …

3. Tite-Live, Histoire romaine, XXII, xxix. Ouvrage lu par Montaigne.

4. Nietzsche, Fragments posthumes, fin 1871 - printemps 1872 (Mp XII 2, 18 [3], [4])

5. I. Kant, Qu’appelle-t-on : s'orienter dans la pensée?, 1786 : die Maxime, jederzeit selbst zu denken, ist die Auflärung.

6. F. Nietzsche, Humain, trop humain - Un livre pour esprits libres, V, § 225 et 227. D’où le mépris, dans les café-philo, pour la corporation des professeurs de philosophie.

7. John Locke, An Essay concerning Human Understanding, IV, xx, 5. Voltaire a souscrit à cette pensée hardie dans ses Lettres philosophiques (lettre 13). On la trouvait déjà chez Montaigne (Essais, I, xlii, 258 et II, xii, 466), qui par ailleurs ne croyait pas au « juste partage » du sens (Ibid., II, xvii, 657), sous la forme de l’élaboration d'une remarque de Plutarque ; cet auteur ancien trouvait "plus de différence d'homme à homme que de bête à bête". (Oeuvres morales, Que les bêtes usent de raison, 274)

8. On sait que l'intelligence a été l'objet de nombreuses tentatives de mesures, par Francis Galton (1822/1911), James McKeen Cattell, Alfred Binet, Lewis M. Terman, David Wechsler, Raimond B. Cattell et René Zazzo (entre autres).

9. Pierre Bourdieu, "Le racisme de l'intelligence", Questions de sociologie, Paris : Minuit, 1980.

10. Nicolò Franco, Dix plaisants dialogues, III, 1579, trad. Gabriel Chappuys (Dialoghi piacevolissimo, 1540).

11. Laurent Schwartz (médaille Fields 1950), « L'enseignement malade de l'égalitarisme », Esprit, n° 171, mai 1991, p. 104.

12. Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Éd. Sociales, 1974, pp. 21-22.

13. Montaigne, Essais, III, viii, p. 932. Cf Platon, République, livre VI, 494-496.

14. Donnons ici quelques définitions de la culture classique ou académique : apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Nietzsche) ; le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ; l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet). Mais on entend aujourd’hui par culture une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

15. Cf Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Grasset, 1993 ; Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir, 1999 ; Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, PUF, 1999.

16. Louis Althusser, "Situation politique, analyse concrète", L'Avenir dure longtemps, Stock/IMEC, 1994, p. 526.

17. Louis Althusser a reconnu avoir été "converti au communisme" par Pierre Courrèges ; voir L'Avenir dure longtemps, op. cit., p. 129. Dès 1937, André Gide était désolé : « Combien de jeunes marxistes d'aujourd'hui, empêtrés dans la "dialectique", jurent par [Karl] Marx comme on jurait autrefois par Aristote. Leur "culture" commence et finit au marxisme. » (Journal, Feuillets, été 1937)

18. I. Kant, Qu'est-ce que les Lumières?, 1784. La source de la phrase latine est Horace, Epîtres, I, ii, 40.

19. Voir l’ouvrage collectif La Naissance de la raison en Grèce, Paris : PUF, 1990 ; ouvrage dirigé par le professeur Jean-Pierre Mattéi.

20. On ne voit souvent dans cette notion que la séparation des Églises et de l'État, alors qu'elle inclut également la liberté de conscience (freedom of and from religion) et le libre exercice des cultes ; larticle 1 de la Constitution, qui dispose : « Elle [la France] respecte toutes les croyances. » introduit une regrettable dissymétrie entre croyance et incroyance.

21. Encore que tout ne soit pas obscurantisme dans le christianisme : Augustin, dans sa Cité de Dieu, recommandait de juger des choses mêmes (XIX, iii, 2).

22. Lettre à Sophie Volland, 6 octobre 1765. On pourrait en dire autant aujourd’hui de l’application maximaliste des droits de l’homme, du « droit-de-l’hommisme » ; ce que craignait Condorcet est arrivé.

23. Montaigne, Essais, I, xxvi, pp. 151, 150, 155.

24. Condorcet, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, 20-21 avril 1792).

25. Monique Dixsaut, Le Naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon, Belles Lettres/Vrin, 1985, 2e éd. 1994. Il s'agit de sa thèse d'État. Si la philosophie, et la psychanalyse, peuvent beaucoup contre l’ignorance ouverte, le désir de savoir non satisfait, elles ne peuvent rien contre la … connerie ; Monique Dixsaut dit volontiers qu’elle n’est pas le « médecin des incurables ».

26. Nietzsche, Le Gai savoir, IV, § 335.

27. Selon Platon, Jamblique, Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Heidegger, etc.

28. Thomas Carlyle, Latter-day Pamphlets, 1850, 1.

29. Cf Bernard Lewis, "La culture occidentale doit disparaître", Commentaire, n° 43, automne 1988, pp. 819-820. Traduction de "Western Culture must go", The Wall Street Journal (Europe), 2 mai 1988.

30. Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Climats, 1999. Dès 1979, Christopher Lasch (1932/1994) parlait de "decline of critical thought", "erosion of intellectual standards" (The Culture of Narcissism, 1979, VI, "Schooling and the New Illiteracy", p. 125), et de "steady decline of basic intellectual skills" (Ibid., p. 128).

31. Nietzsche, Humain, trop humain, II (Le Voyageur et son ombre), § 125 ; Dante, Monarchie, I, iii-iv.