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Déployée sur tous les plans : international, national, économique et social, l'activité révolutionnaire de Lénine se veut praxis, c'est-à-dire non pas une tactique - ce sera le cas pour les partis et les régimes communistes, mais le sens inséparable de la manifestation, la chose qui se dit elle-même avec sa genèse dans la société, comme l'entend Karl Marx. « L'actualité de la révolution : telle est l'idée fondamentale de Lénine et aussi le point décisif qui l'unit à Karl Marx », écrit en 1924 le philosophe marxiste hongrois Geörgy Lukács. Inspirée de celle de Marx, sa praxis n'en est pas la copie servile : « Pour les socialistes russes, écrivait-il dès 1899, une élaboration indépendante de la théorie de Marx est particulièrement nécessaire. » Dans la même étude, G. Lukács affirme : « Lénine seul a fait le pas vers la concrétisation du marxisme devenu désormais tout à fait pratique. C'est pourquoi il est, à l'échelle historique mondiale, le seul théoricien à la hauteur de Marx que la lutte pour l'émancipation du prolétariat ait produit jusque-là. » Antonio Gramsci, un des leaders marxistes italiens les plus pénétrants, mort en 1937 dans les geôles fascistes, remarque : « Marx est un créateur de Weltanschauung » (ce qui est critiquable), et ajoute à propos de Lénine : « La fondation d'une classe dirigeante (c'est-à-dire d'un État) est équivalente à la création d'une Weltanschauung. » Sous des termes différents, les jugements du philosophe hongrois et du militant italien se rejoignent.

Si important qu'on estime par la suite le corpus idéologique appelé marxisme-léninisme, Lénine n'a pas construit ce système. C'est l'œuvre des épigones. Soviétique ou chinois, le marxisme-léninisme (ou léninisme) est un sous-produit de l'action de Lénine à l'usage de ceux qui entendent la poursuivre. L'opposition des épigones est prévisible à partir du moment où l'on identifie les intérêts d'un parti communiste avec ceux du mouvement révolutionnaire international et que d'autres partis communistes prétendent à leur tour incarner le Weltgeist (littéralement : l'esprit du monde) à l'époque présente.

Auteur : Pierre GRAPPIN

Sommaire

[modifier] Lénine

Ce n'est pas à Lénine qu'on doit l'introduction de l'œuvre de Karl Marx en Russie. Né le 22 avril (10 avril, calendrier julien) 1870, à Simbirsk (qui prit en 1924 le nom d'Uljanovsk), Vladminir Ilytch Ulianov n'a que deux ans quand le livre Ier du Capital (1867) publié par Marx paraît en Russie.

[modifier] L'économiste

Pas plus que Karl Marx, Lénine n'est un économiste au sens universitaire du terme. Deux grands thèmes dominent ses travaux : la formation du marché capitaliste en Russie sous la poussée des investissements dus à des prêts étrangers ; puis, vingt ans plus tard, les mutations du capitalisme sur le plan international à la suite de l'exploitation des grandes découvertes techniques et géographiques du XIXe siècle.

[modifier] L'économie de la Russie

Tout d'abord, il étudie attentivement l'économie de la Russie. Cela dès 1893, époque où il lit probablement Le Capital dont il écrit plus tard une analyse particulièrement claire pour l'Encyclopédie Granat (1914). De cette période demeurent de brefs écrits qui ont été publiés longtemps après sa mort, en particulier La Soi-Disant Question du marché où il propose, sur le cas de la Russie, une nouvelle présentation des schémas de la reproduction du capital exposés par Marx. Dirigé contre les thèses de N. F. Danielson (Nicolaï-On), de V. S. Vorontsov et de P. Struve, Le Développement du capitalisme en Russie (1899) étudie comment se forme le marché intérieur capitaliste russe en se limitant aux « gouvernements » spécifiquement européens. Il s'oppose aux populistes, les narodniki. Dans une lettre de 1881 écrite en réponse aux questions de l'un d'entre eux, Véra Zassulitch, Karl Marx estime que la communauté rurale russe, le mir, peut éventuellement servir de point de départ à la « régénération sociale de la Russie ». Il le répète dans la préface à la deuxième traduction russe du Manifeste du Parti communiste. Fort de ces appuis, Nicolaï-On estime que le marché intérieur ne peut s'étendre par suite de l'appauvrissement des masses consécutif à l'introduction du capitalisme et à ses crises (1891-1892). Pour Lénine, qui applique méthodiquement les théories formulées par Karl Marx, l'erreur des populistes réside dans ce qu'ils croient que la production a pour but la consommation. C'est tout le contraire en régime capitaliste, comme Karl Marx le montre dans Le Capital et le soulignait déjà dans l'« Introduction » à la Contribution à la critique de l'économie politique. Ce n'est qu'une fraction limitée de la plus-value qui alimente le fonds de consommation de la société. La majeure part sert à la reproduction et à l'accroissement de la formation du capital. D'où la conclusion qui sera développée plus tard dans L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme : dans les circonstances présentes, « le capitalisme ne peut exister et se développer sans étendre constamment la sphère de sa domination, sans coloniser de nouveaux pays et entraîner les vieux pays non capitalistes dans le tourbillon de l'économie mondiale. Le processus de formation d'un marché pour le capitalisme comporte deux aspects : le développement en profondeur du capitalisme, c'est-à-dire le développement cumulatif de l'agriculture capitaliste et de l'industrie capitaliste sur un territoire précis, bien délimité et clos, et son développement en étendue, c'est-à-dire l'extension de la sphère de domination du capitalisme sur de nouveaux territoires. » La Russie « se trouve par rapport à d'autres pays dans des conditions particulièrement favorables en raison de l'abondance des terres libres et accessibles à la colonisation dans ses provinces frontières ». Le développement du capitalisme y est inéluctable. Aux yeux de Lénine, ce n'est pas un mal pour la future révolution. Au contraire ! Il est d'accord avec F. Engels qui, à partir de 1891-1892, pense que le mir n'est qu'« un rêve du passé ». Lénine l'écrit, dès 1894, dans une étude polémique, Ce que sont les « Amis du peuple » et comment ils luttent contre les sociaux-démocrates, dirigée contre l'un des maîtres à penser du populisme, N. Mikhaïlovskij. Dans les remarques de 1894 et les conclusions de 1899, on a en germe les éléments du modèle que Lénine ne cessera de développer et qu'il tentera d'appliquer en tenant compte des circonstances nouvelles, après la révolution d'Octobre 1917.

[modifier] Le capitalisme au plan international

Les conceptions centrales de L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) sont déjà esquissées dans les conclusions de l'ouvrage sur la Russie. L'essai écrit durant la Première Guerre mondiale reprend des notes rédigées brièvement. Il développe les positions de R. Hilferding (Das Finanzkapital, 1910), « une analyse théorique, éminemment précieuse », et celles, antérieures, de J. A. Hobson (L'Impérialisme, 1902), « description excellente, circonstanciée des principaux caractères économiques et politiques de l'impérialisme ».

Pour lui, ce qui caractérise l'impérialisme c'est le fait que les monopoles capitalistes font tout pour s'assurer des « profits supplémentaires gigantesques ». Sous sa forme monopolistique et financière, le capitalisme moderne est devenu une puissance mondiale, internationale, qui a barre sur les États divisés en deux groupes « les riches et les puissants qui pillent le monde » et les autres, la majorité, pratiquement passés sous la dépendance non avouée des premiers. Lénine constate comme une caractéristique de l'époque le jeu du développement économique inégal des différentes nations à l'intérieur du capitalisme moderne. C'est un phénomène particulièrement complexe qui résulte de « la fusion du capital de quelques grandes banques monopoleuses avec celui de groupements industriels monopoleurs » étendant leur réseau sur les peuples du monde entier. Le régime capitaliste passe alors du stade du capitalisme stricto sensu analysé et critiqué par Karl Marx à une « structure économique supérieure » où s'effectue la « socialisation de la production » et où les rapports de propriété privée individuelle des moyens de production ne correspondent plus à la réalité observable. Ils voilent la réalité des monopoles. Par cette analyse rapide, Lénine remet en honneur la conception de formation économique et sociale à laquelle Marx fait appel dans la « Préface » à la Contribution à la critique de l'économie politique. Un tel régime, qui vise à la domination économique et politique d'aires géographiques attardées, mais riches en ressources naturelles et en main-d'œuvre grâce à l'extension des réseaux de communication, ne peut qu'être source de conflits violents, en particulier de guerres internationales pour s'assurer matières premières et débouchés. L'existence de l'impérialisme annonce l'approche de la révolution mondiale. Lénine est très ferme sur ce point : il prend position (1915) contre la thèse de N. Bukharin selon laquelle l'impérialisme pourrait être suivi d'une autre phase, le surimpérialisme.

L'opuscule de Lénine ne se présente pas comme une suite donnée au Capital. De ce point de vue, L'Accumulation du capital (1913) par Rosa Luxemburg lui est nettement supérieur. Lénine lui-même ne le propose que comme un « tableau d'ensemble », un « essai de vulgarisation », d'où est absente en fait une analyse précise des concepts importants de l'économie moderne : effet de domination, effet de liaison, emprise de structure.

[modifier] Le philosophe

Tandis qu'on peut dire à juste titre de Karl Marx qu'il est un philosophe au sens plein du terme (et ceci sans se limiter à ses écrits de jeunesse), il n'en va pas de même pour Lénine. Sans doute a-t-il lu sérieusement les œuvres de Spinoza, de Kant, de Fichte, de Schelling. Sa correspondance avec sa famille du temps où il était exilé sur les bords de la Lena en Sibérie en témoigne. Son œuvre aussi. Ses longues heures de travail au British Museum à Londres également. Deux ouvrages jalonnent cette carrière : Matérialisme et empiriocriticisme (1909) et Cahiers philosophiques (1914-1916).

Présenté comme le compendium de toute la science matérialiste de son temps par la Brève Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S. (Moscou, 1938), Matérialisme et empiriocriticisme est un ouvrage de niveau philosophique assez faible, que ne relève pas la polémique dont ses pages sont tissées. Il est dirigé contre une forme d'idéalisme postkantien qui menaçait les rangs du Parti. Elle est représentée par A. Bogdanov (pseudonyme du médecin Manilovskij rencontré par Lénine en 1904). Il est l'auteur d'un livre Empiriomonisme (1906) où il épouse les idées d'un physicien et philosophe autrichien E. Mach, qui reviennent à nier la réalité objective donnée dans la sensation ou à en douter. La théorie de la connaissance-reflet (présente déjà chez Marx et Engels, mais non explicitée par eux) exposée par Lénine est assez inconsistante. Il écrit que le terme de matière désigne « la réalité objective donnée à l'homme dans ses sensations qui [...] la reflètent sans que son existence leur soit subordonnée », alors qu'un peu plus loin il explique que, tout en comprenant un grain de vérité, toute connaissance est relative. On voit mal comment une connaissance relative peut partir de sensations qui reflètent l'objet réel comme une photographie ou une copie. Il faut attendre les Cahiers philosophiques pour trouver une élaboration un peu plus poussée de la théorie du reflet. Lénine s'oppose aux révisionnistes de l'époque et plus spécialement aux « machistes » qui entendent unir matières et conscience. « La « révision de toutes les valeurs » dans les différents domaines de la vie sociale conduisit à la « révision » des principes philosophiques les plus abstraits et les plus généraux du marxisme. » Le marxisme, qui « n'est pas un dogme mort [...] mais un guide pour l'action », pose comme postulat, philosophiquement, le matérialisme. L'autre, rejeté, est l'idéalisme. Ils sont contradictoires. Ils ne peuvent être ni démontrés, ni réfutés. La prise de position en philosophie est un combat. Implicitement ou non, elle est une prise de position de parti. C'est la partijnost, qui apparaît ainsi pour la première fois au grand jour dans les rapports des sciences et de l'action. L'histoire ultérieure en dévoilera les conséquences et les résultats.

Lire Matérialisme et empiriocriticisme, du seul point de vue du philosophe, c'est ne pas comprendre la portée réelle de cette œuvre. Il faut y pénétrer dans la perspective de la nécessité d'une théorie pour le mouvement ouvrier révolutionnaire. En renvoyant dos à dos les marxistes qui s'inspirent de la philosophie kantienne et les idéalistes, Lénine met en lumière l'actualité idéologique du matérialisme pour le mouvement ouvrier révolutionnaire : il est impossible de trouver une « troisième voie » qui permettrait de n'être ni idéaliste, ni matérialiste, et de dépasser l'un et l'autre par un point de vue plus scientifique et plus moderne.

En affirmant la primauté de la matière, il distingue nettement la définition que la philosophie en donne de celle que proposent les sciences exactes. « La matière est une catégorie philosophique servant à désigner la réalité objective donnée à l'homme dans ses sensations. » Comme le note G. A. Wetter, cette distinction constitue un des grands mérites de la philosophie dialectique de Lénine. Il ne va pas jusqu'à subordonner la philosophie aux sciences naturelles, mais il estime qu'elle est à l'école de ces dernières. Il résulte de cela un déplacement d'accent dans la philosophie de la praxis de Marx à Lénine, dû, selon G. Lukács, à « l'évolution historique qui conduit du capitalisme libéral du milieu du XIXe siècle au stade impérialiste du capitalisme au début du XXe siècle. « L'idéologie des auteurs du Manifeste communiste est un matérialisme dialectique et historique, écrit G. Lukács, cependant qu'à l'époque où se situe l'activité de Lénine, le centre de gravité se déplace, l'évolution de la pensée est désormais axée sur un matérialisme dialectique et historique. »

Les Cahiers philosophiques consignent les réflexions que suggèrent à Lénine ses lectures : Métaphysique d'Aristote, Leçons sur l'essence de la religion de Feuerbach, ouvrages de Leibniz, mais surtout la Wissenschaft der Logik et les Leçons sur la philosophie de l'histoire de Hegel. Sous l'influence de ce dernier, il lui arrive d'écrire : « L'idéalisme intelligent est plus près du matérialisme intelligent que le matérialisme bête. Idéalisme dialectique au lieu d'intelligent [...] ». Cela éloigne quelque peu des affirmations radicales de Matérialisme et empiriocriticisme. Les résumés sur la Logique de Hegel et les brefs commentaires qui les accompagnent ne peuvent se condenser. Une étude attentive pourrait sans doute permettre de dégager les pierres d'attente d'une sorte d'ontologie dialectique que Lénine n'a pas écrite. « La continuation de l'œuvre de Hegel et de Marx doit consister dans l'élaboration dialectique de l'histoire de la pensée humaine, de la science et de la technique », note-t-il au terme de sa lecture de la section consacrée au Wesen hégélien.

Dans sa lecture de Hegel, Lénine insiste sur la méthode dialectique. Déjà en 1894, contre Mikhaïlovskij, mais un peu à la manière de K. Kautsky, il met l'accent sur ce point : « Ce que Marx et Engels appelaient la méthode dialectique - par opposition à la méthode métaphysique - n'est ni plus ni moins que la méthode en sociologie, qui considère la société comme un organisme vivant, en perpétuel développement (et non comme quelque chose de mécaniquement assemblé et permettant ainsi toutes sortes de combinaisons arbitraires des divers éléments sociaux) [...] » Dans les Cahiers philosophiques, il revient sur la question : « 1o La définition du concept par lui-même (la chose elle-même doit se considérer dans ses relations et son développement) ; 2o la contradiction dans la chose elle-même, les forces et les tendances dans chaque phénomène ; 3o l'unité de l'analyse et de la synthèse [...] : tels sont les éléments de la dialectique. » Il y a des degrés : dialectique prise subjectivement, dialectique considérée de plus en plus objectivement. La dialectique n'est plus uniquement évolution. Elle est praxis : de l'activité à la réflexion et de celle-ci à l'action.

Le 12 mars 1922, il envoie une lettre à la revue Sous le drapeau du marxisme : « Les rédacteurs de la revue doivent être à mon avis une société des amis matérialistes de la dialectique hégélienne. Nous pouvons et nous devons élaborer cette dialectique à tous les points de vue [...]. Si nous ne nous fixons pas une telle tâche et ne l'accomplissons pas systématiquement, le matérialisme ne peut pas être un matérialisme militant. Il restera, pour employer une expression de Chtchédrine, moins combattant que susceptible d'être combattu. » Ce n'est pas l'opuscule de J. Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, qui remplit ce programme.

[modifier] Lénine forme le Parti

[modifier] La doctrine et l'organisation

Lénine est le créateur de l'instrument qui assure la victoire de la révolution en octobre 1917 en Russie. Ce n'est pas son seul titre à passer à la postérité : chronologiquement, c'est le premier. Persuadé de l'« actualité de la révolution » tandis que les autres leaders marxistes russes ne le sont pas ou le sont à un moindre degré, toute l'action de Lénine est enfermée dans une phrase du document annonçant la prochaine parution du journal Iskra qui doit préserver le Parti de l'« économisme » et opérer petit à petit l'unification des comités clandestins en Russie. « Avant de nous unir et pour nous unir, il faut d'abord nous démarquer résolument et délibérément de ceux qui ne sont pas avec nous. » D'où la succession de controverses violentes, de périodes de temporisation, d'attaques foudroyantes qui marquent l'histoire du Parti ouvrier social-démocrate de Russie de la fin de 1900 jusqu'à la Première Guerre mondiale. Les luttes que mène Lénine contre l'« économisme » du Rabotchoié Délo en 1900, contre Martov au IIe Congrès en 1903, contre la direction de l'Iskra en 1904 (avec la fondation du journal concurrent : Vperiod) précédent l'explosion révolutionnaire en Russie des années 1904-1905, à laquelle les bolcheviks n'ont aucune part à l'origine et qui met en vedette un homme, Trotski, et un type d'organisation nouvelle, le soviet. En toute cette période comme après, Lénine demeure attentif à une seule chose : l'actualité de la révolution et les voies pour en accélérer la venue. Lénine a clairement formulé les idées directrices de son action, d'une telle manière qu'il n'est pas permis de séparer la doctrine de l'organisation, bien qu'il attache alors toute son attention à cette dernière question.

Trois thèmes principaux doivent être soulignés :

  • l'importance accordée à l'idéologie entendue d'une manière positive et non plus affectée du coefficient péjoratif qu'on retrouve dans la majeure partie des cas où Karl Marx en traite ;
  • la dictature du prolétariat - retour à Marx contre les «  révisionnistes » -, qu'il fait inscrire dans le programme du Parti adopté en 1903 comme « condition nécessaire » à la révolution ; et la formation d'un noyau solide, agissant effectivement, constitué d'hommes peu nombreux, les « révolutionnaires professionnels » qui doivent être sur la brèche aujourd'hui comme demain lors de la prise du pouvoir par la voie révolutionnaire ;
  • la prise de conscience révolutionnaire par des masses de plus en plus nombreuses, faute de quoi la révolution n'aura pas de lendemain.

Après l'échec de la révolution de 1905, le rôle positif joué par les paysans lors de son extension hors des grandes villes conduit Lénine à favoriser une alliance avec eux, alors que les autres tendances révolutionnaires russes n'en voient pas l'intérêt. Ces thèmes (sauf le tout dernier) sont développés dès 1902, en prélude au IIe Congrès du Parti, dans une brochure, Que faire ?

[modifier] La conscience de classe et la théorie

Lénine s'élève contre l'opportunisme qui « déclare inconsistante la conception même du « but final » et repousse catégoriquement l'idée de la dictature du prolétariat », dont Karl Marx avait pourtant dit qu'elle était sa contribution essentielle à la théorie socialiste. Les réformistes arrivent ainsi à « nier la théorie de la lutte des classes. » S'appuyant sur F. Engels, après avoir constaté qu'une telle situation n'a été rendue possible que parce que « la large diffusion du marxisme a été accompagnée d'un certain abaissement du niveau théorique », Lénine proclame, pour s'opposer à ce courant : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »

La conscience de classe née de la lutte sur le terrain économique ou social ne peut aboutir à une conscience politique vraiment révolutionnaire. Le mouvement ouvrier est incapable d'élaborer par lui-même une idéologie révolutionnaire, une « idéologie indépendante » à l'intérieur d'une lutte purement économique. Tout développement spontané du mouvement ouvrier le soumet à l'idéologie bourgeoise. D'où le rejet de la « spontanéité » des opportunistes russes et la condamnation de l'« économisme » de ces mêmes milieux.

« La conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. » Il y a ici quelque chose de nouveau par rapport aux thèses de Karl Marx chez qui il semble bien que la condition prolétarienne, au sens strict, suscite la conscience prolétarienne.

Lénine insiste sur la nécessité d'une formation « fondée sur l'expérience de la vie politique ». La classe ouvrière devra s'efforcer d'acquérir une « représentation claire » de la nature économique, du contenu politique et social des différentes classes sociales. Elle ne l'acquerra que « dans des exposés vivants, dans des révélations encore toutes chaudes sur ce qui se passe autour de nous », des « révélations politiques embrassant tous les domaines ». Dans cette éducation politique active, la presse jouera un rôle important ainsi que les « révolutionnaires professionnels » qui auront une fonction permanente d'agitation politique clandestine.

Plus tard, après la prise du pouvoir par les soviets, Lénine revient sur l'importance de la prise de conscience prolétarienne pour la consolidation et le développement des premiers résultats de la révolution. De la brochure Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets (1918), il ressort que le processus de formation de la révolution prolétarienne en Russie et de son développement repose sur ce facteur.

Dès le début, la tâche consiste à convaincre la majorité du peuple de la justesse du programme et de la tactique du Parti. Lénine fait appel aux éléments les plus conscients parmi les ouvriers et les paysans pour soutenir les tâches immédiates à entreprendre. Une véritable « révolution culturelle » doit accompagner le développement du pouvoir soviétique : l'école, les soviets locaux seront les lieux privilégiés pour cette mutation des mentalités.

À la veille de la Première Guerre mondiale, Lénine se pose la question des rapports du parti avec les nationalités. Ce n'est pas un vain problème. On peut prévoir que la défaite de la Russie dans une guerre mondiale, suivie de la prise du pouvoir révolutionnaire, fera éclater la mosaïque des peuples qui constituent l'empire tsariste. Que faire ? se demande Lénine. Pour lui, il convient de garantir la possibilité pour les nations d'accéder à la liberté de disposer d'elles-mêmes en vue d'unir les ouvriers de toutes les nations. Ce qui importe au plus haut point, « c'est la libre disposition du prolétariat à l'intérieur des nations », c'est « sauvegarder l'unité de la lutte du prolétariat et des organisations prolétariennes ». Or, cette lutte est mondiale. Le fait national doit être considéré dans cette perspective et organisé de manière à ne pas dévier du but.

[modifier] Le bâtisseur de l'État soviétique

Dès le début de la Première Guerre mondiale, Lénine entrevoit à l'horizon la révolution, sinon mondiale, du moins en Russie. En compagnie de G. Zinoviev, il polémique contre Trotski, Kautsky, Rosa Luxemburg (Junius). Il critique la IIe Internationale, les États-Unis d'Europe, le chauvinisme russe. Il réunit les conférences de Zimmerwald et de Kienthal et oppose au mot d'ordre de « la paix sans annexion » des socialistes réformistes celui de « la paix aux chaumières, la guerre aux palais, la paix au prolétariat et aux travailleurs, la guerre à la bourgeoisie ». Il médite sur l'ouvrage De la guerre du général prussien Karl von Clausewitz et y trouve la justification idéologique de la fusion entre politique et stratégie.

Il se préoccupe de la forme du pouvoir révolutionnaire. Ayant tiré à la fin de 1905 les leçons de l'échec de la première révolution russe, il envisage, dès lors, le pouvoir sous la forme de la « dictature révolutionnaire des ouvriers et des paysans » (Deux Tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique). Rentré en Russie avec le concours du gouvernement allemand après la révolution de février 1917, il présente dans les Thèses d'avril les conditions de la prise du pouvoir par les bolcheviks.

En Finlande, au cours de l'été, il reprend des notes sur l'État écrites en 1916 et rédige L'État et la révolution, brochure dans laquelle, face aux hésitations de Marx et d'Engels sur la nature et le rôle de l'État en régime communiste, il esquisse ce que sera la dictature du prolétariat dès la prise du pouvoir. Tout tourne autour du problème de la liberté : liberté formelle des démocraties bourgeoises, des « possesseurs de marchandises » ou liberté réelle des ouvriers et des paysans. Cette dernière exige l'abolition des classes au cours d'une lutte de classe portée à son paroxysme : aussi la dictature du prolétariat sera coercitive. Il le répète en 1920 dans La Maladie infantile du communisme. Sur la forme de la dictature, Lénine avance peu de chose en disant que l'État prolétarien est un demi-État qui dépérit avec la consolidation de la victoire sur les classes bourgeoises. C'est une dictature politique. « La politique ne peut manquer d'avoir la primauté sur l'économie, répète-t-il en 1921. Raisonner autrement, c'est oublier l'abc du marxisme ».

La Constitution de 1918 de la République soviétique fédérative socialiste de Russie (R.S.F.S.R.), par son « Préambule », crée un État socialiste souverain, multinational, ouvert à tous les peuples qui opèrent la révolution socialiste contre les régimes bourgeois. Ce double caractère de l'État soviétique demeure au fil des années et se trouve à l'origine de l'ambiguïté permanente de la politique étrangère de l'U.R.S.S.

Obligé de lutter sur tous les fronts, Lénine organise la dictature avec une rigueur de fer. Sur le plan politique et économique, c'est le « communisme de guerre », au cours duquel s'exerce une répression sévère contre la bourgeoisie. Les entreprises industrielles ont été nationalisées dès la fin de 1917 et au cours de 1918. Les propriétés rurales sont livrées au partage paysan, réalisant ainsi le vœu des masses paysannes, après qu'on ait décrété la nationalisation des terres le 26 octobre 1917. Par ces mesures, estime Lénine, « on a créé le régime agraire le plus souple pour le passage au socialisme ». En même temps, il lance le plan d'électrification de la Russie en dix ans (Plan Goelro, 1920) qui est un programme pour restaurer les transports et fournir au pays l'énergie dont son industrie a besoin. Mais Lénine est opposé à un plan général concernant toute l'économie. Les conditions ne sont pas réunies.

Au début de 1921, c'est l'échec d'une entreprise où les idées les plus folles ont été lancées en matière économique. La révolte gronde chez les ouvriers et les paysans. Elle éclate chez les marins à Cronstadt fin février, à la veille de la réunion du congrès du Parti. Déjà Lénine s'était opposé aux « gauchistes » qui voulaient brûler les étapes (La Maladie infantile du communisme). Il doit s'opposer aux fractions au sein du Parti et les mettre hors-jeu en faisant adopter une décision relative aux mises en accusation des fractionnistes devant les instances du Parti, qui trouve tous ses effets quand Staline la reprend à son compte au moment des « grandes purges » de 1936-1938.

Face à ces difficultés, Lénine organise une retraite temporaire adoptée au Xe Congrès du Parti en mars 1921 : la Nouvelle Politique économique (N.E.P.). Les premières mesures consistent dans l'abolition de la réquisition des produits agricoles et son remplacement par un impôt progressif en nature, ainsi que l'autorisation d'une forme restreinte de commerce local. Leur adoption ne se fait pas sans une sérieuse opposition que Lénine surmonte en jetant dans la balance la menace de sa démission. Le salut de la révolution vaut bien l'alliance avec les paysans.

[modifier] La fondation de la IIIe Internationale

Aux prises avec la construction d'un État socialiste dans la Russie paysanne et peu développée, Lénine n'en garde pas moins l'attention fixée sur le mouvement révolutionnaire international. Les idées mûries au début de la guerre durant son séjour en Suisse prennent corps par la fondation à Moscou de la IIIe Internationale, le Komintern, en mars 1919. Elle a été précédée en janvier par un Manifeste aux ouvriers du monde les invitant à se réunir en une Conférence internationale communiste. En lançant cette invitation, Lénine compte bien tirer parti du potentiel révolutionnaire de la crise européenne postérieure à la fin de la Première Guerre mondiale. Mais le pouvoir soviétique se consolide en Russie tandis que la révolution s'éloigne en Europe. La situation internationale se retourne par l'offensive russe en Pologne. La guerre révolutionnaire est à l'horizon quand se réunit en été 1920 le deuxième congrès du Komintern. D'où les vingt et une conditions imposées aux partis socialistes pour adhérer à l'Internationale communiste. L'armée soviétique définitivement arrêtée sous Varsovie au milieu d'août, un terme est mis à la première offensive du prolétariat mondial. Le IIIe Congrès réuni à Moscou en été 1921 adopte comme mot d'ordre : « Allez aux masses » et, finalement, les Thèses sur le front unique prolétarien adoptées en décembre par le Plenum de l'exécutif du Komintern constatent la situation défavorable. « Il faut en finir avec les assauts et passer au siège », souligne alors Lénine.

[modifier] Lénine et son œuvre

En 1905, Lénine écrit : « Il faut rêver ! » pourvu que l'homme « travaille consciencieusement à la réalisation de son rêve ». Atteint par la maladie, Lénine prend quelque repos, durant l'été de 1921, non loin de Moscou, à Nijni Novgorod (appelé Gorki en 1932). Il ne rêve pas, mais considère son œuvre et mesure la distance qui la sépare de la visée constamment maintenue. Il critique l'Inspection ouvrière et paysanne dirigée par Staline : elle n'a pas « pour fonction unique ni même pour fonction essentielle d'« appréhender » ou de « démasquer » [...], mais bien plutôt de savoir remédier ». Un an plus tard, le 20 novembre 1922, il présente un rapport au soviet de la ville de Moscou : « Dès à présent le socialisme n'est plus la question d'un avenir lointain, une image abstraite ou je ne sais quelle icône [...] La Russie de la N.E.P. se transformera en Russie socialiste. » Mais 1922 est l'année du conflit entre partisans de l'indépendance de la Géorgie au sein d'une Union soviétique en voie de création et partisans de la manière forte, émissaires de Staline, pour faire entrer dans le giron de l'Union les pays caucasiens. Lénine tombé gravement malade au début de décembre suit l'affaire de près. Le 23, après une attaque de paralysie, il dicte un certain nombre de notes, dont sa Lettre au Congrès puis une suite appelée plus tard son Testament. Il entrevoit les luttes futures au sein du Comité central et cherche à les prévenir en faisant une analyse des caractères des principaux leaders, Staline, Trotski, Bukharin, Pjatakov et en suggérant l'élargissement du Comité central par l'adjonction de « quelques dizaines d'ouvriers » qui contribueront à sa stabilité. Il relève l'importance de l'œuvre accomplie. Mais, tout aussi nettement, il souligne : « Nous ne saurions le moins du monde fermer les yeux sur le fait que, dans le fonds, nous avons repris leur vieil appareil au tsar et à la bourgeoisie. » Le 30 décembre, il dicte encore une page qui s'achève sur ces mots : « Ici se pose une importante question de principe : comment faut-il concevoir l'internationalisme ? » Il ajoute encore une phrase qu'il fait rayer par la suite : « Je pense que nos camarades n'ont pas suffisamment compris cette importante question de principe. » Entre janvier et mars 1923, Lénine dicte encore cinq articles : « Feuillets de bloc-notes » (Pravda, 4 janv.) insiste sur la nécessité urgente d'étendre l'instruction primaire « De la coopération » (Pravda, 26 et 27 mars 1923) est une invitation à opérer un « changement radical dans toute notre conception du socialisme » en déplaçant le centre de gravité des efforts de la lutte politique vers le travail pacifique d'organisation « culturelle ». Auparavant, en janvier et février, il dicte un article sur la réorganisation de l'Inspection ouvrière et paysanne : « Mieux vaut moins mais mieux », publié le 4 mars. Il met en garde contre le danger de vouloir pallier les faiblesses du socialisme en Russie par des excès de zèle et de précipitation. Examinant la situation intérieure et extérieure, il se pose la question : « Pourrons-nous tenir avec notre petite et très petite production paysanne, en notre état de délabrement actuel, jusqu'au jour où les pays capitalistes d'Europe occidentale auront réalisé leur développement vers le socialisme ? » Sa réponse pessimiste est corrigée par l'espoir qu'il met dans les pays exploités et colonisés : « L'Orient est entré définitivement dans le mouvement révolutionnaire. » C'est sa dernière manifestation publique. Les 5 et 6 mars il dicte encore quelques lettres ; le 9 mars, il subit une troisième attaque cérébrale. Lénine meurt dix mois plus tard, le 21 janvier 1924, au petit matin.

Avec sa lucidité coutumière, Lénine a jugé son œuvre. Il en a mesuré la portée, les réalisations. Il a vu les dangers à venir, il a essayé de les pallier en faisant des propositions précises. Il ne lui était pas donné de les transformer en une action positive. sur Internet

[modifier] Le léninisme

L'expression « léninisme » pour désigner la pensée et l'œuvre de Lénine ne semble pas avoir été utilisée de son vivant, sauf par ses adversaires vers 1903. Peu après sa mort, Staline fait des conférences, en avril 1924, à l'Université Sverdlov à Moscou, rassemblées sous le titre Les Bases du léninisme. Plus tard, G. Zinoviev écrit un ouvrage intitulé Le Léninisme (1925), dont les thèses diffèrent de celles de Staline. Beaucoup plus tard, en 1960, Mao Zedong donne à une de ses brochures le titre Vive le léninisme ! Entre-temps, sous Khrouchtchev, il est souvent question en U.R.S.S. du léninisme.

[modifier] Le léninisme stalinien

Dans ses conférences à l'Université Sverdlov, Staline se propose d'« exposer ce qu'il y a de spécial dans les travaux de Lénine, ce que Lénine a apporté de nouveau au marxisme ». Il retrace d'abord brièvement ce qu'il appelle « les racines historiques du léninisme », à savoir, d'une part, les conditions de l'impérialisme ramenées à trois contradictions : travail-capital, antagonisme entre groupes financiers et puissances impérialistes, nations « civilisées »-peuples coloniaux et, d'autre part, le régime tsariste, « foyer de l'oppression sous toutes ses formes : capitaliste, coloniale et militaire » ; il classe alors les apports de Lénine sous huit rubriques : méthode, théorie, dictature du prolétariat, question paysanne, question nationale, stratégie, tactique, Parti. Le dernier chapitre est consacré au style de travail de Lénine, caractérisé par « l'envolée révolutionnaire russe et l'esprit pratique américain ».

[modifier] Lénine et Staline

Toute analyse de la praxis révolutionnaire de Lénine est absente de l'opuscule. La dialectique est réduite à un ensemble de « vérifications » de l'action de la IIe Internationale, de ses partis membres, ainsi que d'« une série de dogmes sur lesquels pivote toute leur action ». D'où les conclusions méthodologiques : « la théorie révolutionnaire n'est pas un dogme », car, ajoute Staline, « elle doit servir la pratique ». Passant à la « théorie léniniste », Staline lui donne pour fondement trois « thèses » : domination du capital financier dans les pays capitalistes avancés, exportation du capital dans les colonies et pays assujettis, monopoles des sphères d'influence dans le monde entier. Ces trois facteurs suscitent l'aggravation de la crise économique et sociale dans les pays capitalistes, entre pays capitalistes, entre nations riches et nations prolétaires. La coalition est inévitable entre la révolution prolétarienne en Europe et la révolution coloniale en Orient. La révolution ne commencera pas forcément dans les pays industrialisés, mais là où la chaîne impérialiste est la plus faible. « En 1917, la chaîne du front impérialiste mondial s'est trouvée plus faible en Russie que dans les autres pays. C'est là qu'elle s'est rompue et a donné issue à la révolution prolétarienne. » « Et après..., demande Staline, où va se briser prochainement la chaîne ? Là où elle est la plus faible. Il n'est pas impossible que ce soit dans l'Inde. Pourquoi ? Parce qu'il y a là un jeune prolétariat révolutionnaire combatif qui a pour allié le mouvement de libération nationale, mouvement incontestablement très puissant. Parce que, dans ce pays, la révolution a pour adversaire l'impérialisme étranger, privé de toute autorité morale et haï des masses exploitées et opprimées de l'Inde. » Puis Staline enchaîne sans transition : « Il est possible, également, que la chaîne se brise en Allemagne. Pourquoi ? Parce que les facteurs qui agissent dans l'Inde commencent à agir également en Allemagne. »

On est ici en présence du mode typique du raisonnement de Staline : une série de questions et de réponses d'allure catéchétique remplace toute analyse de la réalité concrète et dispense de rapporter la considération de cette réalité particulière à la « totalité économique et sociale en train de se développer » (G. Lukács). La dialectique qui sous-tend ces raisonnements staliniens et qui trouve son acmé en 1938 dans l'opuscule Matérialisme dialectique et matérialisme historique n'a plus rien à voir avec la praxis de Lénine, avec sa conception de la dialectique « où le tout est toujours contenu dans chacun des maillons de la chaîne » (G. Lukács), et encore moins avec celle de Karl Marx. En 1938, ce sera la dialectique de « ce qui meurt » et de « ce qui naît », ni hégélienne, ni marxienne. De méthode d'analyse référant chaque moment individuel à un tout concret, qui permet la recherche et la découverte, la dialectique stalinienne se mue en une machine lourde et banale destinée à justifier la politique poursuivie hic et nunc. Ce n'est même pas un évolutionnisme scientifique, tout au plus un évolutionnisme vulgaire qui s'appuie sur le matérialisme historique « vulgaire » où l'histoire se construit en cinq étapes, du « mode de production asiatique » au communisme terminal.

La description de la stratégie et de la tactique révolutionnaires, purement statique, n'a rien ou très peu à voir avec ce qu'on trouve dans l'œuvre et l'action de Lénine. « La stratégie porte sur les forces essentielles de la révolution et ses réserves », écrit Staline, après avoir déterminé « la direction du cours principal du prolétariat ». Quant à la tactique, « elle consiste à assurer l'utilisation rationnelle de toutes les formes de lutte et d'organisation du prolétariat afin d'obtenir, dans une situation donnée, le maximum de résultats nécessaires pour la préparation de la victoire stratégique ». Là encore, les considérations par lesquelles Staline développe ces définitions, déliées de tout rapport avec la société conçue comme une totalité qui se développe dialectiquement, préludent aux pages de Matérialisme dialectique et matérialisme historique, célébré par certains comme le Discours de la méthode de notre époque.

La conception de la dictature du prolétariat ramenée à celle du Parti et finalement réduite à celle de son « chef » (le « Vodz » de l'édition russe de la Revue de l'Internationale communiste en 1939) ne tient aucun compte des remarques de Lénine au terme de sa vie. De même, la conception du socialisme dans un seul pays durcit une vue que Lénine considérait comme toute temporaire.

[modifier] Une conception du monde

Truffé de citations non situées dans leur contexte historique, l'essai de 1924 se gonfle au fil des années de textes de Staline ayant trait à quelques problèmes d'actualité : collectivisation des années 1930, Constitution soviétique de 1936, congrès du Parti, exécution des plans. De plus en plus volumineux, cet ouvrage a onze éditions du vivant de Staline sous le titre Questions du léninisme. En 1959 lui succède un manuel officiel : Fondements du marxisme-léninisme qui reprend d'une manière didactique les thèmes amorcés par Staline en tenant compte dans leur présentation des problèmes qui se posent en U.R.S.S.

Le léninisme stalinien et poststalinien est la codification, au nom d'une référence plus exogène qu'endogène à Lénine ou à Marx, de l'expérience évolutive d'une société autoritaire et bureaucratique, centralement dirigée et administrée par un parti unique organisé selon une structure pyramidale. C'est la justification d'un pragmatisme politique qui entend viser, à travers tous les dédales de la conjoncture, le communisme terminal. Le marxisme-léninisme, tel qu'il est conçu et pratiqué en U.R.S.S., est devenu un système qui veut embrasser toute l'activité du citoyen et tous les aspects de sa vie privée et publique. C'est une conception du monde.

Le marxisme-léninisme est la doctrine officielle des partis communistes qui se rattachent à Moscou et y tiennent périodiquement des conférences internationales. La crise due à la dénonciation du « culte de la personnalité » au XXe Congrès du Parti à Moscou en 1956 a suscité quelques vélléités de « polycentrisme » (P. Togliatti), surtout visibles dans le Parti communiste italien et beaucoup moins sensibles dans ceux qui se trouvent ou se sentent très proches du Kremlin.

[modifier] Le léninisme chinois

Bien qu'on affirme souvent le contraire Mao Zedong ne semble pas avoir porté un très grand intérêt pour les problèmes théoriques. Les quelques écrits antérieurs à la prise du pouvoir en Chine (1949) tels que De la pratique (1937), À propos de la contradiction (1937), Le Matérialisme dialectique (1940), apparaissent relativement ternes. Il est fait référence aux œuvres de Staline, et quelquefois à Lénine. Mao s'intéresse aux réalités concrètes : affirmation par le peuple chinois de sa personnalité, maîtrise de l'homme sur la nature, en les rapportant en premier lieu à la lutte des classes. Ce qui compte pour lui, c'est le marxisme concret. « Un communiste, déclare-t-il en 1938, est un marxiste internationaliste, mais il faut que le marxisme prenne une forme nationale avant qu'il puisse être appliqué dans la pratique. Il n'existe point de marxisme abstrait, mais seulement du marxisme concret. Ce que nous appelons marxisme concret est le marxisme qui a pris une forme nationale, le marxisme appliqué à la lutte concrète dans les conditions concrètes de la Chine, et non pas utilisé de façon abstraite. » À l'ouverture de l'école du Parti à Yan'an, le 1er février 1942, il revient sur ce point dans son discours. Cette conception s'estompe avec le temps. Dans un très long rapport du 27 février 1957, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, il n'y fait plus allusion, pas plus qu'il ne cite Marx, Lénine ou Staline. Il analyse la situation présente de la Chine et les contradictions qui y surgissent : contradictions antagonistes entre ce qui subsiste de la classe bourgeoise et les exploités, ouvriers et paysans ; contradictions non antagonistes qui peuvent se régler par la critique, l'autocritique et l'éducation. Dans un cas, il s'agit de « nous et nos ennemis » ; dans l'autre, il faut « faire une distinction nette entre le vrai et le faux ».

Le quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance de Lénine est l'occasion de la publication d'un petit volume d'extraits des œuvres de celui-ci, intitulé Sur le parti révolutionnaire du prolétariat de type nouveau, et d'un opuscule réunissant deux longs éditoriaux de la revue Hongoi et du journal Renmin Ribao, sous le titre Vive le léninisme ! (1960). Dans le premier article, les auteurs se posent la question : « La doctrine du marxisme-léninisme est-elle « périmée » aujourd'hui ? L'ensemble de toute la doctrine de Lénine sur l'impérialisme, la révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat, la guerre et la paix, l'édification du socialisme et du communisme, garde-t-il toujours sa vitalité ? » La réponse est dirigée contre « les idées absurdes des impérialistes et des révisionnistes modernes », principalement contre Tito.

À l'aide de citations de Marx, d'Engels et de Lénine, « l'esprit révolutionnaire » des fondateurs ainsi que les masses sont exaltés. « Dans l'histoire mondiale, ce n'est pas la technique mais bien l'homme, les masses populaires qui déterminent le destin de l'humanité. » Un volontarisme enthousiaste se dégage avant d'affirmer : « Le système capitaliste-impérialiste ne s'écroulera pas de lui-même. Il sera renversé par la révolution prolétarienne dans le pays intéressé et par la révolution nationale dans les colonies et semi-colonies. » Pour répondre à la violence impérialiste, la violence révolutionnaire, voire la guerre révolutionnaire si nécessaire. Mais, toutefois, « la politique étrangère des pays socialistes ne peut être qu'une politique de paix ». De même que le capitalisme a recours à deux tactiques, celle de la guerre et celle de la paix, « le prolétariat et les peuples de tous les pays doivent également user de deux tactiques pour faire face aux impérialistes : la tactique consistant à démasquer la supercherie de la paix utilisée par l'impérialisme et à lutter énergiquement pour une véritable paix mondiale, et la tactique consistant à être prêt à mettre fin, par une guerre juste, à une guerre injuste au cas où l'impérialisme la déclencherait. » La possibilité d'un développement pacifique de la révolution doit être saisie si elle se présente, mais sans oublier qu'elle est, comme l'a dit Lénine, « une possibilité extrêmement rare dans l'histoire des révolutions ».

En aucun cas, il ne faut être opportuniste, c'est-à-dire, selon l'expression de Lénine, « sacrifier les intérêts fondamentaux pour rechercher des intérêts temporaires et partiels ». Or, il convient de ne pas perdre de vue que « la lutte pour la paix et la lutte pour le socialisme sont deux luttes différentes qu'il importe de bien distinguer. D'où il suit que « nous, communistes, nous luttons pour la défense de la paix mondiale, pour la réalisation de la coexistence pacifique. En même temps nous soutenons les guerres révolutionnaires des peuples opprimés pour leur propre libération et le progrès social, parce que ce sont des guerres justes. »

Du marxisme de type paysan, à base rurale et militaire principalement, des années trente et quarante, on passe au léninisme chinois des années soixante, où la Chine révolutionnaire est habilitée à montrer la voie de la libération aux pays coloniaux. Et non seulement aux pays coloniaux, mais à tous les peuples opprimés du monde. C'est la conception imagée des « villes » continentales (États-Unis, Europe) encerclées par les « campagnes » non moins continentales (Chine, Asie, Afrique, Amérique Latine) qui a été reprise en 1965 par le maréchal Lin Biao dans son discours à l'occasion du vingtième anniversaire de la défaite japonaise de 1945.

La « révolution permanente » chinoise a surgi de la conviction de Mao qu'il faut accélérer le rythme de la socialisation en Chine et de la révolution. En prenant la forme de la « révolution culturelle » (1966-1969), elle a pour objectif essentiel d'arracher le Parti à l'embourgeoisement et de modeler dans les masses une nouvelle vision du monde, en déracinant leurs habitudes séculaires.

« Le danger d'une nouvelle guerre mondiale demeure et les peuples du monde doivent y être préparés, déclare le 20 mai 1970 Mao Zedong. Mais aujourd'hui, dans le monde, la tendance principale, c'est la révolution. » Et il achève sa « déclaration solennelle » par cet appel : « Peuples du monde, unissez-vous pour abattre les agresseurs américains et leurs laquais ! » Écho amplifié de l'appel de Karl Marx dans le Manifeste communiste, il y a plus de cent ans : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

[modifier] Léninisme et Weltgeist

Léninisme soviétique, léninisme chinois se présentent l'un et l'autre comme conceptions du monde socialiste en train de se faire. Tous deux se réclament de Lénine et des pères fondateurs : Marx et Engels. Tous deux révolutionnaires. Tous deux englobants, universalistes.

Ces deux léninismes opposés ne sont pas uniquement issus du conflit sino-soviétique. Ils s'annoncent à partir du moment où la dénonciation du « culte de la personnalité » et la critique de Staline (sévère et maladroite en U.R.S.S., plus modérée en Chine, apparemment du moins) ébranlent les bases de l'unité. En fait, ils préexistent à cet ébranlement. La conception du Parti, de son rapport au peuple, de la nature de l'État socialiste, de la nation enfin, postule leur affrontement.

Marx a déclaré autrefois que le prolétariat ne peut s'accomplir, c'est-à-dire se dépasser pour se réaliser dans un type d'homme parfaitement humain, sans la réalisation, l'achèvement de la philosophie. Le prolétariat est l'expression dans la vie sociale de l'universel concret hégélien (cf. L'Idéologie allemande, 1846). Ces conceptions se retrouvent dans Le Capital (1867) sous d'autres notions centrales.

Or, sous la poussée de Lénine d'abord, le prolétariat s'identifie avec le Parti communiste et, pratiquement, avec les agitateurs révolutionnaires professionnels. Puis, avec la création de la IIIe Internationale, il s'identifie avec le Komintern. Staline identifie le Komintern avec le Parti communiste de l'U.R.S.S. Les intérêts du Komintern ne sont que l'expression des intérêts de l'U.R.S.S. Or, la conception que le parti soviétique ou un parti quelconque incarne le Weltgeist, l'esprit du monde, à l'époque actuelle, se trouve mise en cause à partir du moment où, dans le mouvement communiste mondial, apparaissent des partis communistes frères qui sont également importants. Chacun doit participer au Weltgeist, de la même manière et avec les mêmes droits. Chacun d'eux prétend participer à l'autorité mondiale qui résulte de l'identification du Parti au prolétariat universel. L'autorité de chaque parti est universelle.

Des divergences ne peuvent manquer d'apparaître. Chaque parti analyse, en effet, la conjoncture internationale plus selon ses perspectives nationales que selon une perspective internationale. Au fondement du conflit sino-soviétique gît le problème suivant. Tout en reconnaissant de part et d'autre une simple participation limitée à l'autorité universelle du mouvement mondial du prolétariat, chacun des partenaires agit comme s'il détenait cette autorité en plénitude. Mais, en fait, les léninismes soviétique ou chinois se veulent universels chacun, alors qu'ils ne sont que des particuliers. Le mythe du prolétariat comme universel concret éclate au profit des particularités nationales et de leurs visées propres. Les léninismes ne peuvent que s'affronter dans le monde aujourd'hui, ne serait-ce que pour entraîner à la suite de l'un ou/et de l'autre le Tiers Monde moqué par la civilisation et l'économie des marchands.

Auteur : Henri CHAMBRE

[modifier] Bibliographie

Œuvres complètes, Éd. du Progrès, Moscou ; trad. franç., 45 vol. plus 2 vol. d'index, Éd. sociales, Paris, 1958-1973. Études L. ALTHUSSER, Lénine et la philosophie, La Découverte, Paris, 1972

H. ARVON, Lénine, Seghers, Paris, 1970

H. CHAMBRE, Le Marxisme en Union soviétique, Seuil, Paris, 1955 ; De Karl Marx à Lénine et Mao Tsé-Toung, Aubier-Montaigne, Paris, 1976

L. FISCHER, Lénine, Bourgois, Paris, 1966

R. GARAUDY, Lénine, Paris, 1968

O. KUUSINEN dir., Principes du marxisme-léninisme, Moscou, 1962

J. LALOY, Le Socialisme de Lénine, Paris, 1967

H. LEFEBVRE, La Pensée de Lénine, Bordas, Paris, 1977

G. LUKÁCS, Lénine, 1924, trad. et préf. J. M. Brohm, E.D.I., Paris, 1965

MAO ZEDONG, Œuvres choisies, 4 vol., Éd. en langues étrang., Pékin, 1967-1969

J. STALINE, Socinenija, 13 vol., éd. interrompue, Moscou, à partir de 1946, trad. franç. interrompue, 7 vol., Nouveau Bureau d'édition, Paris, 1975-1980