Utilisateur:Cloclomatt

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Sommaire

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L’existentialisme selon Sartre



[modifier] Phénoménologie et intentionnalité

Sartre empruntera beaucoup à la méthode phénoménologique. C'est d'abord une méthode qui vient de Husserl. Science des phénomènes, elle décrit la façon dont les choses se donnent à la conscience. La description des choses permet de découvrir leur essence et ce qu'est la conscience qui les pense. Pour cela, on fera varier imaginairement les points de vue sur la chose pour faire apparaître l'invariant. Par exemple, quel que soit le point de vue, un triangle a toujours trois côtés, qui font donc partie de son essence.

Il ne faut pas croire naïvement à ce que nous offre le monde. Le monde dépasse la simple conscience que l’on peut en avoir, c'est du reste parce que le phénomène ne se montre pas d'emblée qu'il faut une description qui débusque les choses, non derrière le visible, mais en lui (l'idée d'un arrière-monde caché derrière le visible est une illusion). Comment, en effet, dire que nous voyons un arbre dans la cour si l'arbre ne s'était manifesté comme arbre ? La phénoménologie a un objet : c’est, en partant du phénomène, de découvrir l'essence de la chose. Celui-ci n'est pas un objet d'expérience. En effet on peut rencontrer un arbre mais jamais l'idée de l'arbre.

La description de l'imaginaire est une découverte de la liberté. Que je puisse dans une salle de café, sur le fond des choses et des consommateurs présents voir l'absence de Pierre avec qui j'ai rendez-vous, c'est la révélation d'une liberté absolue que rien ne peut limiter. La conscience a une dimension d'irréalité et donc de liberté, elle n'est pas tenue de s'attacher à un objet. Elle peut se décrocher, s'évader des choses, n’est pas soustraite au déterminisme spatio-temporel. L'irréel est pour elle un objet possible. La conscience n'est donc évidemment pas une chose. Elle n'est pas non plus les choses dont elle a conscience : si je vois un arbre, l'arbre est extérieur, ce n'est pas moi. La conscience n'a pas de dedans. "Elle n'est rien que le dehors d'elle-même". C'est ce refus d'être une substance qui fait sa spécificité. Husserl écrit : "Toute conscience est conscience de quelque chose" c'est à dire qu'elle n'est pas une chose. Mais c'est dire aussi qu'une conscience qui veut être pure conscience d'elle-même s'anéantit. Cette nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi, c'est ce que Husserl appelle intentionnalité.


[modifier] La doctrine

L'existentialisme sartrien prend pour point de départ l'athéisme. "L'existence précède l'essence" déclare Sartre dans L’Existentialisme est un Humanisme. Cette phrase est lourde de sens. Elle implique que l'individu n'est pas soumis à un destin et qu’il lui appartient entièrement de se construire à travers ses actes, ses choix. Autrement dit chacun est libre de se faire comme il le souhaite, chacun est son propre architecte, seul responsable de lui-même.

Cela veut dire que les choses existent d'abord et c’est seulement ensuite, si elles ont la capacité de penser, qu’elles créent des concepts tels que le sont les concepts "monde", "homme", "chose" ou "animal". C'est une fois inventés, que ces concepts obtiennent une essence. On voit bien de quoi on parle quand on parle d’un "homme" ; mais ça ne signifie pas que l'homme existe en tant qu'absolu. Tout existe avant "d'être", l'existence est la condition préalable à l'essence, ainsi l’existence précède l’essence. Par exemple : l'homme a dû exister avant de savoir ce qu’était un homme. Avant qu'il soit ne créé, il n'existait pas, dans la nature ni ailleurs, d'essence, d'objet appelé "homme". L'homme n'a pas été créé "homme", il est progressivement devenu homme avant de pouvoir se définir comme étant un homme. L’essence n’est donc qu’une définition relative à chacun, chaque homme a alors le rôle que l’on attribuait jusqu’ici à Dieu : celui de créer l’essence de chaque chose. On comprend maintenant pourquoi les travaux de Sartre furent mis à l’index par le Vatican. L’existentialisme est donc une philosophie relativiste, qui nie l’existence de tout absolu cela par le seul fait que les essences ne sont qu’une pure invention relative à chacun de nous, chacun évolue dans un univers différent de celui des autres, où chaque chose possède une essence particulière et spécifique.

L'existentialisme peut aujourd’hui paraître comme une pensée banale mais elle a révolutionné le monde de la philosophie, qui ne pouvait se détacher totalement de multiples autorités. Elle s’oppose notamment à la théorie de l’essentialisme qui fait précéder l'essence à l'existence. Selon Platon il existerait dans la nature une image de chaque chose que le Créateur utiliserait pour façonner la chose en question. Par exemple, Platon dit qu’il existe l'image d'un cheval dans la nature, sur laquelle on peut se fonder pour créer et reconnaître toujours un cheval. Mais, la théorie de l’évolution de Darwin montre que le cheval en tant absolu, tel qu'on pourrait en définir l'essence après coup, n'existe pas. Le cheval a été et est toujours en perpétuelle évolution génétique. Il y a encore quatre millénaires, on ne pouvait pas définir un cheval comme une créature susceptible de porter un homme, c'est seulement vers le premier millénaire avant J.-C. que les chevaux, du fait des améliorations génétiques successives, ont été suffisamment puissants pour supporter un homme. Auparavant, ils étaient à plusieurs et tiraient des chars.


[modifier] Un humanisme

Contrairement aux critiques des philosophes humanistes, qui prétendent l'Existentialisme comme une position libérale qui permet tout et n'importe quoi, y compris contre l'homme, c'est en reniant les absolus que l'existentialisme prétend que l'on peut agir plus encore dans le sens de l'homme : sans se bander les yeux, en acceptant la liberté de choix que nous détenons. "L'homme, étant condamné à être libre, porte le poids du monde entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même […] en ce sens, la responsabilité du pour-soi est accablante." (L'être et le Néant)

L'existentialisme rappelle que l'on définit les choses par notre esprit, après coup. L'homme façonne lui-même ce qu'il croit être juste ou vrai, et de ce point de vue il est seul responsable, devant lui-même et la civilisation, de ses actes. Puisqu’il n'existe pas d'essence objective, alors il n'existe ni morale ni même de vérité absolue. Il est donc inutile et néfaste de se cacher derrière un quelconque déterminisme : qu'il soit religieux et reconnaisse une existence déterminée par Dieu où l'on devrait attendre la vraie vie dans un autre monde sans pouvoir agir sur le destin qui déterminerait la vie actuelle, ou qu’il soit psychologique voire fataliste et déclare que les hommes sont comme ils sont et qu'on n'y peut rien changer… L'homme est le seul vrai maître de ses pensées et de ses croyances : "Chaque personne est un choix absolu de soi" (L'être et le néant). L'existentialisme implique la liberté et le libre arbitre et s’élève donc contre le déterminisme matériel. Ainsi, toute position est un choix personnel, y compris le choix de la passivité. Ne pas agir politiquement dans la société actuelle, par exemple, ce n'est pas rester neutre : c'est accepter cette société. Il est impossible de se réfugier derrière un déterminisme social comme derrière une neutralité. L’Homme est donc contraint à la Liberté, puisque même choisir de ne rien faire est un choix. Se créer des absolus permet aux hommes de se masquer cette liberté et donc la responsabilité qu’elle entraîne.

Par conséquent, du fait que l'homme est constamment libre, l’existentialisme implique que l'homme doit agir. Même s’il prône que la liberté de chacun existe, donc que c'est à chacun de faire ses choix, tous n'ont pas la même valeur. Ce n'est pas une philosophie passive malgré ce qu'il peut paraître, au contraire elle se veut active, d’où le titre de la vulgarisation rédigé par Sartre : L’Existentialisme est un Humanisme. Puisque même l'inactivité est un choix, on peut juger les gens pour celui-ci, et de ce fait l'inactivité sociale est une lâcheté. L'existentialisme est une philosophie qui ne permet pas tout, elle comporte des règles. Ces règles ne sont pas celles de la défense de l'homme comme pour l’Humanisme qui définit l’Homme comme essence, absolu aux droits universels. Mais elle se prétend plus humaniste encore, car elle se fonde sur la responsabilité de chacun face à ses libertés, et face à celles des autres. Laisser vivre oui, mais vivre en accord avec des libertés que tous doivent partager, face aux hommes et à leur jugement.


[modifier] Un art engagé

Dans un article intitulé Qu'est-ce que la littérature ? Sartre expose ses idées, qui vaudront pour toute son œuvre à venir. "La parole est action", l’écriture est une arme que tout écrivain est responsable d’utiliser ou non, ainsi l’écrivain est engagé qu’il choisisse de critiquer le système en place ou non. Un auteur écrit toujours pour que personne ne se considère innocent de ce qui se passe dans le monde. Il montre ce qui est et incite les lecteurs à transformer les situations relatives à ses écrits. On écrit toujours pour les autres, jamais pour soit. On écrit donc pour son temps, placé devant des problèmes historiques et politiques à résoudre. Jean-Paul Sartre introduit ici des considérations philosophiques propres à l'existentialisme : l’écrivain est responsable de ce qu’il écrit envers la société. "L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola ? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie a mesuré sa responsabilité d'écrivain." Préface du premier numéro des Temps modernes.


[modifier] Critique du béhaviorisme

Le béhaviorisme, ou psychologie objective est une science du comportement. Elle analyse les relations existantes entre les stimuli et les réponses du sujet expérimental, tentant ainsi de dégager les lois qui sont à la base des conduites animales et humaines, qui ne dépendent donc que de facteurs physiques ou chimiques. Cette science déresponsabilise l’homme en niant que la conscience est le facteur déterminant des comportements humains.


[modifier] La mauvaise foi

La conscience n'a pas de fondement déterminé dans le monde, elle n’a pas de sens et de rôle objectif dans celui-ci. Elle devra donc constamment justifier la place qu'elle y occupe. Mais, toute justification ne peut qu'être arbitraire, c’est pourquoi une conscience ne pourra justifier sa situation dans le monde qu'en étant de mauvaise foi. La conséquence nécessaire de notre contingence est pour la conscience de se prendre pour objet. Par exemple, il est contingent de naître bourgeois ou ouvrier. La mauvaise foi consistera à jouer l’un ou l’autre, à en faire mon être, mais ni le bourgeois ou l’ouvrier ne sont des êtres à proprement parler, je joue à être ce qui n’est pas un être. Par cette attitude je me comporte comme une chose. En effet, je joue au bourgeois comme une cruche joue à être une cruche, à la différence que la cruche est en-soi, c’est un objet, ce que n'est pas la conscience qui est pour-soi. On peut dire pour conclure que La mauvaise foi est d'abord une fuite devant la liberté.


Sartre et la psychanalyse existentielle : Sartre discute la théorie freudienne de l’inconscient sur de nombreux points. Pour lui l’inconscient n’est que le refuge de la mauvaise foi. Sartre, tout comme Freud reconnaît l’existence d’une dualité de l’esprit humain sous la forme d’une division entre conscient et inconscient. Mais pour les existentialistes la représentation freudienne substantifie l’inconscient à l’excès. Freud fait de l’inconscient une chose en-soi, un autre moi. Cette vision conduit à le traiter comme une puissance à part et alors de se débarrasser du fardeau de notre liberté. Cela en expliquant que je suis déterminé par une entité psychique que je ne contrôle pas et qui donc me prive de tout libre arbitre. Il n’y a pas plusieurs sujets : pour Sartre et Alain l’inconscient n’est pas en moi comme un autre moi, il est moi dans l’ensemble des traces de mon vécu et tout ce qui a modelé ma manière d’être au monde.

La différence fondamentale entre la vision sartrienne et la vision freudienne réside ainsi dans le phénomène de censure inconsciente décrit par Freud. Sartre rejette ce qu’il appelle le postulat de l’inconscient car pour lui, contrairement aux psychanalystes, l’inconscient n’est pas séparé du conscient. Chez Freud ce qui empêche les pensée inconsciente de devenir consciente sont certaines forces d’inhibition, ces forces sont inconnues du sujet et leur rôle de censeur est donc inconscient. Une pensée est d’abord inconsciente et ensuite, si elle passe les barrières de la censure, devient consciente. Sartre considère cette vision comme un non-sens car pour censurer, il faut bien connaître ce que l’on censure. Il est évident que si la censure était un phénomène inconscient elle ne pourrait discerner les désirs inavouables qu’elle doit masquer à la conscience. Ainsi la censure ne peut être qu’un phénomène conscient : le sujet est conscient de ce qu’il censure et qu’il censure. Ce que Freud appelle la censure n’est plus alors qu’un jeu trouble de mauvaise foi du sujet vis-à-vis de lui-même. Ceci explique la notion de "mauvaise conscience" : Si j’ai des remords sur un acte passé, c’est bien que je me dis : « au fond de moi, je savais, je me rendais compte, j’aurais pu éviter cela ». Si je m’en veux, c’est précisément parce que je savais, parce que je n‘étais pas inconscient, que je me cachais une vérité trop bien connue.

Sartre entrevoit très bien que la relation à autrui pourrait permettre de sortir de la mauvaise foi. L’autre ne peut pas être dupe, comme je le suis moi-même. La duplicité est sans cesse remise en cause dans la relation à autrui. Je peux tenter de me mentir à moi-même indéfiniment, mais je suis constamment en relation avec autrui et l’occasion de percer le jeu de l’ego dans la duplicité est toujours donnée. Il est toujours possible de sortir de la conduite de mauvaise foi. Il n’y a donc pas de fatalité de la mauvaise foi, par contre, il y a bien chez Freud une fatalité de la névrose.


[modifier] Limites à la liberté

[modifier] La mort

La mort est, chez Sartre, le revers de la liberté. La mort sartrienne n'est pratiquement plus rien. Pire, elle est le triomphe d'autrui ! Une fois mort, on n'existe plus que par l'autre tant qu'il pense encore à nous et par là même fait de nous un objet. Mort, je ne suis plus qu'un en-soi livré à l'autre. Le pire c’est qu’autrui lui-même n'a qu'une existence vouée à la disparition. Mourir, c'est donc n'exister qu'à peine en un autre qui, en disparaissant, fera disparaître l'ombre d'existence qui nous restait encore. La mort est le néant. L'angoisse ne lui appartient même pas car c'est être libre qui est angoissant. La mort supprime tout comme un cataclysme imbécile. Elle est extérieure et contingente et rend la vie absurde : "Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre."

L'angoisse : Chez les existentialistes, l'angoisse ne désigne pas un simple sentiment subjectif et ne se confond pas avec l'anxiété ou la peur. L'angoisse est angoisse du néant, angoisse de sa propre liberté. Elle désigne l'expérience radicale de l'existence humaine.

Chez Kierkegaard l’angoisse née de la liberté. Elle est la découverte d’une liberté qui, tout en n'étant rien, est investie d'un pouvoir infini. Pour Heidegger, l'angoisse est l'essence même de l'homme, elle est la disposition fondamentale de l'existence et en révèle le fond. Chez Sartre, il y a conjugaison de ces deux définitions. L'angoisse est à la fois angoisse devant la liberté et devant le néant de la mort. L'angoisse n'est pas la peur. On a peur de ce qui nous est extérieur : le monde et les autres. Mais, on s'angoisse devant soi-même. C’est ce que révèle l'expérience du vertige : je suis au bord d'un précipice, d'abord vient la peur de glisser et donc la peur de la mort, mais je suis encore passif. Je fais alors attention et mes possibilités d'échapper au danger, comme celle de reculer annihilent ma peur de tomber. Mais alors, je m'angoisse car ce ne sont que possibilités. Rien ne me contraint à sauver ma vie en faisant attention, le suicide est aussi une des conduites possibles. Mais là encore ce n'est seulement qu'une possibilité, d'où une contre angoisse et je m'éloigne du précipice. J'ai peur de ce que je peux faire, du pouvoir immense que me confère ma liberté : c'est de là que naît l'angoisse.


[modifier] Le rapport aux autres

L’existentialisme entraîne une vision très pessimiste des relations humaines. En effet Sartre pense que l’homme est contraint de vivre avec les autres pour se connaître et exister mais que la vie avec les autres prive chacun de ses libertés. L’homme désespéré par sa banalité a construit ses propres illusions pour pouvoir néantiser les autres afin d’être au-dessus d’eux et ainsi s’échapper de la société. Cette vision de la relation à l’autre comme conflit est propre aux philosophes du XXème siècle : Malraux pense que les hommes tentent de donner un sens à leur existence en étant "plus qu’un homme dans un monde d’hommes" (La Condition humaine).

Pour Sartre qui a beaucoup été influencé par Hegel, c'est le regard qui dévoile l'existence d'autrui. Le regard ne se limite pas aux yeux car derrière il y a un sujet qui juge. Dans un premier temps, c'est moi qui regarde autrui, de telle sorte qu'il m'apparaît comme objet. Dans un second temps, c'est autrui qui me regarde, de telle sorte que j'apparaisse à autrui comme objet. Pour Jean Paul Sartre le fait de voir un homme c’est ne pas le considérer comme une chose, sinon on ne verrait pas un homme mais une chose de plus parmi les choses. Le distinguer des choses c’est établir une nouvelle relation entre lui et les choses, c’est plus simplement se nier en temps que centre du monde. La seule distinction d’autrui en tant que sujet pensant me force à me remettre en question, moi et tout l’univers que je me suis construit, tout l’ordre que j’avais établi entre les choses et moi, le système égocentré que j’avais créé s’écroule soudain par la seule existence d’un être qui, étant aussi capable de penser, est aussi libre que moi et a donc toutes les chances d’avoir une vision du monde qui s’oppose à la mienne.

Etre vu c’est aussi être jugé. Si autrui me regarde, je suis immédiatement modifié, altéré par son regard : je suis regardé, concerné au vif de mon être. Etre regardé c’est agir par rapport à l’autre, c’est être figé dans un état qui ne laisse plus libre d'agir. L'Autre nous fait être. Le problème est que l'autre nous fait être à sa convenance, peut nous déformer à volonté. C'est le drame des personnages de Huis Clos qui, sans miroir, ne peuvent se voir que dans le miroir déformant des yeux de l'autre.

Ainsi la dialectique du regard commande toutes les relations concrètes avec autrui. C'est le rapport en-soi, pour-soi qui domine. Si l'objet est en-soi : il ne pense pas le monde extérieur, ne se pense pas lui-même, il est enfermé en lui-même. L'homme est à la fois en-soi et pour-soi : lui réfléchit, se voit et voit le monde et par voie de conséquence juge le monde et se juge lui-même. Si l'homme vivait seul, ce serait sans problème car le monde n'existerait que pour lui. Mais il y a les autres et nous devons tenir compte de leurs pensées. Le regard que je jette sur le monde est contredit par celui que les autres jettent dessus. Entre ma pensée et celle des autres s'établit un conflit : nos visions du monde faisant exister le monde différemment, la liberté de l'autre tend à supprimer la mienne en détournant les choses de la signification que je leur donne, en leur en accordant une autre.


En me regardant, l'autre me juge, me pense, fait de moi l'objet de sa pensée. Je dépends de lui. Sa liberté me réduit à l'état d'objet, d'en-soi. "Je suis en danger. Et ce danger est la structure permanente de mon être pour autrui" (L’Etre et le néant). En un certain sens, je pourrais jouir de cet esclavage sous le regard d'autrui car je perds ma position de sujet libre, je suis devenu objet, privé de liberté et par conséquent de responsabilités. Mais ce n'est qu'une illusion car je ne peux échapper à ma position de sujet. Ma réduction à l'état d'objet ne le permet pas. Pire, elle sollicite cette position de sujet et ceci car pendant que l'autre me juge et fait de moi son objet, je le juge aussi, c'est à dire que je fais de lui mon objet, je suis donc son sujet. En me pensant, l'autre établit un jugement sur moi, jugement dont je vais tenir compte désormais pour me connaître. Autrement dit, l'autre m'oblige à me voir à travers sa pensée comme je l'oblige réciproquement à se voir à travers la mienne. Je dépends de l'autre qui dépend de moi. C’est une déformation constante d’autrui selon la volonté de chacun. Plus une conscience se sent coupable, plus elle aura tendance à charger autrui pour se défendre de son jugement. Les bourreaux de Mort sans Sépulture, par exemple, veulent faire croire aux victimes qu'elles sont coupables.

Il est possible d'envisager une situation idéale où le conflit entre les libertés de chacun se désamorce. Cette situation pourrait être l'amour. En effet ce sentiment permet de ne pas redouter le regard d’autrui. Je veux être l'objet de l'autre puisque je veux qu'il m'aime et de plus, m’aimant, l’autre fait de moi un objet sublimé, grâce à lui j’échappe à ma liberté et à mes responsabilités. Je veux donc qu'il soit mon sujet. Or l'autre veut également que je l'aime, que je fasse de lui mon objet. Quand j'accepte de perdre mes prérogatives de sujet en devenant objet, l'autre qui fait de même, accepte que je sois son sujet. Ainsi les amants étant deux sujets acceptant chacun leur chosification, l’existence sans conflit est possible. Mais, ceci n’est qu’une illusion, car comme les deux amants veulent être l’objet de l’autre ils éprouvent l’autre comme étant le sujet dont ils sont objet et non l’inverse. Autrement dit, un couple solitaire peut, sur le mensonge, édifier un équilibre plus ou moins stable. Avec une tierce personne, l'illusion se dissipe nécessairement comme l'illustre le trio de Huis Clos : l'amour est impossible à trois. Ainsi, l'amour réel ne peut qu'osciller entre deux extrêmes : le masochisme (où l’on se fait objet) ou le sadisme (où l’on se fait sujet). Le désir "normal" est toujours sado-masochiste.

Pour Sartre, l’indifférence est aussi une illusion. effectivement ce sentiment tente de nous faire croire à notre supériorité sur l’autre. Mais en réalité l’indifférence ne libère pas d’autrui cela car la seule pensée fait de la présence de l'autre un objet. Même en s’efforçant de le néantiser, l’homme ne peut s'empêcher de penser autrui, de rester un sujet qui le considère comme objet.

La haine est le sentiment inverse, elle vise à supprimer l'autre comme sujet pensant. Mais, haïr c'est reconnaître qu'on ne peut supprimer l'autre, que cet autre est un sujet contre lequel on ne peut rien faire d'autre qu'élever des cris, des malédictions. La violence est l'aveu de l’incapacité à le faire disparaître.

Ainsi l’illusion est générale. Ni l'amour, ni la haine, ni l'indifférence, ne peuvent faire sortir les hommes de l'enfer dans lequel ils sont tous plongés puisqu'il y a les autres, puisqu’il faut tenir compte de leur présence et de leurs jugements.

Le désir sexuel resterait le seul moyen de vivre en parfaite communion avec l’autre. Mais c’est là encore une manifestation de la mauvaise fois et un outil du narcissisme, mais il est lui aussi voué à l’échec. Le désir c’est la chute dans la complicité avec le corps, c’est le dévoilement de son existence. On se laisse envahir par le corps, on cesse de le fuir. Il envahit la conscience qui glisse vers un état assez semblable au sommeil. Désormais passive, il la submerge, l’envahit, la rend opaque à elle-même et compromet ainsi l’individu. En effet cela flatte d’être désiré, d’attirer sexuellement, mais on est alors aussitôt réduit de l’état de personne à l’état de corps, alors pour se défendre, on fait du respect une essence du partenaire, qui par mauvaise fois devient pour nous obligatoirement respectueux comme la table a obligatoirement des pieds. Le désir est désir de l’autre, désir de devenir son objet, homme ou femme-objet, il requiert donc automatiquement l’autre même si ce dernier est absent. Nous voulons l'autre comme sujet mais nous n'avons que son corps, sa conscience est insaisissable, c’est pourquoi il est possible de saisir les yeux du corps mais non le regard du partenaire. Nous pouvons alors choisir librement de nous faire submerger par la chair, de vouloir le corps de l'autre mais alors, le corps de l'autre n'est plus un Autre, c'est un corps, qui seul, n’est là pour rien. Ainsi contrairement à la faim ou à la soif qui sont des besoins qui disparaissent en même temps qu’ils sont accomplis, le désir sexuel est toujours décevant et l’Homme reste sur sa faim, toujours à la quête de l’assouvissement d’un besoin contradictoire, qu’il est impossible d’assouvir pleinement.