Utilisateur:Apollon/Communisme : retour à l'histoire

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Ci-dessous la réaction publique dans Le Monde de Werth et Margolin sur la polémique autour du chapitre introductif du Livre noir du communisme.


Communisme : retour à l'histoire

Article paru dans l'édition du 14.11.97


LES lecteurs du Monde n'ignorent pas la sévère controverse qui a opposé certains des auteurs du Livre noir du communisme, dont nous sommes, au rédacteur de son chapitre introductif, Stéphane Courtois. Rappelons seulement que les principaux points mis en cause par nous dans ce texte ont été : la centralité du crime de masse dans les pratiques répressives des communismes au pouvoir ; l'assimilation entre doctrine communiste et mise en application de celle-ci, ce qui fait remonter le crime jusqu'au coeur même de l'idéologie communiste ; l'affirmation qui en découle de la grande similitude du nazisme et du communisme, tous deux intrinsèquement criminels dans leur fondement même ; un chiffrage des victimes du communisme abusif, non clarifié (85 millions ? 95 ? 100 ?), non justifié, et contredisant formellement les résultats des coauteurs sur l'URSS, l'Asie et l'Europe de l'Est (de leurs études, on peut tirer une « fourchette » globale allant de 65 à 93 millions ; la moyenne 79 millions n'a de valeur que purement indicative).

On chercherait cependant en vain, dans le chapitre introductif comme dans le reste de l'ouvrage, la discussion serrée et approfondie que nécessiteraient des questions aussi complexes et délicates que la comparaison entre fascisme et communisme, ou la présence de potentialités terroristes dans la théorie marxiste elle-même. Nous n'entendons pas disqualifier ces indispensables questionnements. Mais, tout simplement, notre livre ne porte pas là-dessus.

Dans l'histoire des pratiques répressives du communisme, nous avons tenté, en historiens, de repérer points communs et différences, continuités et discontinuités, moments paroxystiques et périodes de ressac, espaces de barbarie et aires de semi-liberté. Nous nous sommes efforcés de contextualiser aussi précisément que possible ces expériences si diverses.

On n'y retrouvera pas à chaque page cette sanglante essence du communisme, une, indivisible et éternelle que Stéphane Courtois entend dénoncer. On y discernera par contre, et on y comprendra peut-être un peu mieux bon nombre des pires drames de ce siècle de fer, mais aussi, au-delà, ce que, des décennies durant, le tiers de l'humanité vécut d'insupportable.

On y trouvera également des éléments de réponse à l'incontournable interrogation : comment l'espoir vira-t-il au cauchemar ? Au terme des années de réflexion, individuelle aussi bien que collective, qui sous-tendent ce livre, nous pouvons avancer quelques pistes.

Le « Livre noir du communisme » n'est pas une somme définitive, encore moins une Bible. Etape d'une indispensable réflexion, il aura rempli son but s'il stimule de nouvelles recherches, sans tabous, mais aussi sans préjugés

Le communisme au pouvoir fut partout antidémocratique et répressif ; il ne fut ni partout ni constamment massacreur. C'est que, à côté du projet initial commun, du « noyau dur » universel élaboré à partir de 1917, deux facteurs particuliers structurent les divers régimes. La tradition nationale est une première variable : la place de la violence, en particulier, n'est pas constante ; que l'idée d'Etat de droit soit presque absente en Asie, et vacillante en Russie, facilite les dérives totalitaires ; les millénarismes religieux peuvent être récupérés en redoutables prurits éliminationnistes et « purificateurs ».

L'insertion spatiale et temporelle précise est tout aussi déterminante : ainsi la puissance du communisme asiatique, son maintien au pouvoir aujourd'hui sont liés à sa captation réussie de la volonté de sauvetage national de peuples soumis au défi de l'Occident et du Japon. L'intensité même de ce défi servit à justifier l'atmosphère de camp retranché soumis à la loi martiale, si sensible encore en Corée du Nord.

Le « temps mondial » a aussi son importance : que les Khmers rouges soient parvenus au pouvoir en 1975, au déclin de leur modèle maoïste, et non loin de « dragons » capitalistes en plein essor, rend sans doute compte de leur tragique fuite vers un hyper-volontarisme ; il leur fallait construire le communisme tout de suite, ou périr.

Mais le projet communiste n'a pas non plus la belle unicité qu'on lui prête souvent. La matrice en est certes le bolchévisme de pouvoir structuré en Russie pendant la période du « communisme de guerre » (1918-21). Cependant, pour l'Asie, le maoïsme exerça un profond remodelage : au pouvoir dès 1930-31 sur un fragment du territoire chinois, il y construisit aussitôt un appareil d'Etat complet, et inaugura des formes de répression aussi massives qu'originales (en particulier la « rééducation » généralisée, correspondant à un encadrement idéologique extrêmement contraignant) avant donc la grande terreur stalinienne de 1937-38, seconde expérience fondatrice du totalitarisme soviétique.

En Europe de l'Est, à l'inverse, la fréquente importance de la tradition socialiste et marxiste pré-léniniste continua d'irriguer directement, plus ou moins discrètement, les sociétés et même les partis au pouvoir. Ces variations produisent des systèmes répressifs aux effets différenciés, non seulement quantitativement, mais aussi qualitativement : ainsi les persécutions sont en Chine plus étendues qu'en URSS, mais aussi relativement moins sanglantes, particulièrement en ce qui concerne les militants communistes.

De tout cela, il résulte que le crime de masse, s'il scande l'histoire du communisme, n'en remplit pas l'horizon entier. Il ne fut pas universel : on ne le distingue guère à Cuba, au Nicaragua ou dans certains pays de l'Europe de l'Est. Et là où il eut lieu, ce fut par « bouffées », temporellement circonscrites (sauf au Cambodge sous Pol Pot : est-ce un hasard si son régime s'effondra en moins de quatre ans ?) : une dizaine d'années au total en URSS (1918-22 ; 1930-33 ; 1937-38), une quinzaine en Chine (1946-55 ; 1959-61 ; 1966-68).

Il convient, de plus, de distinguer, parmi ces épisodes paroxystiques, les cas où l'intention « exterminationniste » est indiscutable (il s'agit bien sûr avant tout des exécutions), et ceux où sont plutôt engagés l'utopisme dogmatique, le prélèvement prédateur, l'incurie et le mépris de l'élite politique pour ce qui n'est pas elle : grandes famines de 1921-22 et de 1932-33 en Russie, de 1959-61 en Chine à elles seules responsables de la moitié au moins de l'ensemble des victimes du communisme.

A quelle logique d'ensemble correspondent ces moments abominables, par-delà leurs différences ? En URSS comme en Chine se révèle une manière de « courbe en U » de la mortalité politique : un premier pic dans les années d'installation du régime ; une « trêve », SW,0Õrelative et assez courte (NEP en URSS), qui précède un retour de l'horreur, d'abord sous la forme de famines, puis sous celle de « purges » massives.

Le premier flot de victimes, ce sont ceux qui résistent, ou qui pourraient résister au projet d'arasement de la société : les adversaires du régime en Chine, par exemple, les élites traditionnelles des campagnes (propriétaires fonciers, paysans riches) et des villes (entrepreneurs, fonctionnaires, intellectuels).

Le second flot paraît plus difficile à expliquer : on a souvent recouru à son propos aux catégories de la psychologie collective (exaltation, dérapage dans l'irrationnel) ou individuelle (paranoïa d'un Staline, mégalomanie d'un Mao).

Loin de nous l'idée de nier toute pertinence à cette façon de voir : il est vrai que la disparition des deux autocrates met fin, définitivement, aux répressions de masse. Mais le secret, y compris de ce triomphe de la déraison, gît dans l'incapacité constitutive des idéocraties messianiques en place à accepter l'idée que tout n'est pas politique, et que la volonté correctement dirigée n'est pas toute-puissante.

Or, justement, avec l'échec économique de la collectivisation soviétique et des communes populaires chinoises, ce sont les choses qui se sont mises à résister : la « ligne juste » ne peut suffire à faire croître le blé et le riz. Cela, le Parti ne peut ni l'accepter, ni même le voir. D'où, dans un premier temps, la contemplation irritée de ceux qui meurent de faim, et qui le méritent sans doute puisque normalement ils n'auraient pas dû avoir faim. Et, ensuite, la recherche obstinée des hommes « coupables » de cette résistance du réel : au plan « théorique », cela donne l'« aggravation de la lutte des classes en période de construction du socialisme », lancée par Staline, reprise par Mao ; au plan concret, cela débouche sur la chasse aux « saboteurs » et autres « révisionnistes ».

Les victimes sont encore, par routine, les survivants de la première grande vague répressive. Mais leur dépossession, leur marginalisation sont désormais telles que, pour la vraisemblance, il convient de leur adjoindre des intellectuels et cadres compagnons de route, puis finalement des militants et des dirigeants du Parti.

La terreur est donc beaucoup moins ciblée, beaucoup plus généralisée que dans la première phase. Elle peut déboucher sur un massacre sans limites (Cambodge), sur un accès de totalitarisme anarchique (révolution culturelle), sur une auto-dévoration du Parti (grande terreur stalinienne).

Néanmoins, la fuite en avant, la redoutable tendance à l'emballement de cette terreur sans plus de vrai objet que de bornes finit par vacciner l'appareil communiste lui-même : globalement, il a bien plus à en craindre qu'à y gagner. D'où l'abandon définitif de semblables méthodes, et leur non-imposition en Europe de l'Est soviétisée ; la répression devient sélective et limitée, cependant que, inévitablement, l'idéologie se délite, jusqu'au coeur du régime.

Nous aurions aimé que semblables hypothèses aient pu être débattues dans le chapitre introductif. Mais le Livre noir n'est pas une somme définitive, encore moins une Bible. Etape d'une indispensable réflexion, il aura rempli son but s'il stimule de nouvelles recherches, sans tabous, mais aussi sans préjugés.

PAR JEAN-LOUIS MARGOLIN ET NICOLAS WERTH