Philosophie de la laïcité

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La laïcité, c'est-à-dire la sécularisation des institutions politiques, renvoie à l'idée que des hommes capables d'esprit critique sauront mieux vivre ensemble, débattre, discerner l'intérêt général par-delà leurs croyances et leurs opinions différentes, voire contradictoires.

Sommaire

[modifier] 1. L'idéal laïque et la séparation de l'Église et de l'État

La Laïcité n'a pas pour objet de soumettre le (futur) citoyen, à une norme identitaire nationale, ni d'extirper tout particularisme. Il ne s'agit pas tant de délivrer la pensée humaine de la religion que de permettre à chacun de croire, ou de ne pas croire, et en tout cas de n'obliger personne à croire ou à ne pas croire. Néanmoins, sans connaissance et sans éducation du jugement, l'individu serait incapable d'exercer réellement cette liberté de conscience.

La loi de 1905 (article 1 -extraits-) :
la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des Cultes sous les seules restrictions édictées dans l'intérêt de l'ordre public.

Au prétexte d'émanciper les citoyens de la superstition, on peut en venir à violer les consciences en cherchant à imposer un dogme athée.

L'objet de la laïcité est donc plutôt de rendre possible une distanciation à l'égard de l'identité confessionnelle, à l'égard des croyances, et de libérer ainsi une place pour l'autonomie du jugement et pour la construction du Bien commun. C'est-à-dire de la République. C'est donc aussi, penser la Nation comme une entité politique, et non plus confessionnelle ou ethnique. (Voir sur ce point Henri Pena-Ruiz) L'on instaure ainsi un lien politique compatible avec la liberté de l'individu, par opposition au lien plus resserré et plus contraignant de la communauté.

Selon les catégories du sociologue allemand Ferdinand Tönnies, la laïcité fait de la Nation non plus une Gemeinschaft, c'est-à-dire une communauté privilégiant la prépondérance du tout, mais bien une Gesellschaft, une société reposant sur l'association des individus. Cela signifie que la laïcité n'est pas antireligieuse, et n'est pas non plus une forme d'athéisme d'État. Elle obéit à une logique politique et juridique irréductible à celle de la croyance, ou de l'incroyance. La laïcité repose ainsi sur la séparation de l'Église (des églises) et de l'État. Chacun est libre de ses croyances, et celles-ci sont égales entre elles. L'État ne reconnaît aucune d'entre elles comme officielle, obligatoire ou privilégiée.

[modifier] La notion de neutralité religieuse

La personne privée étant également un citoyen, doit se soucier des affaires publiques, et accepter de vivre avec ceux qui ne croient pas comme lui ou n'ont aucune croyance religieuse.
La loi républicaine ne repose donc pas sur la volonté divine et le principe d'hétéronomie, mais bien sur celui de l'autonomie du jugement, chacun se devant de discerner l'intérêt général. Pour cette raison, il est nécessaire d'éclairer le citoyen, et non de l'endoctriner.

Si elle n'est pas antireligieuse, la laïcité suppose néanmoins une sécularisation de la vie juridique et politique. Il s'agit d'une sécularisation qui est en grande partie organisée par la Loi et le pouvoir politique, et ne traduit pas seulement une évolution spontanée des mentalités : lors de la Révolution, la citoyenneté a été octroyée, non aux communautés, mais aux personnes. Le Droit a alors perdu tout fondement confessionnel.

Henri Pena-Ruiz explique ainsi le partage laïque entre l'opinion privée et ce qui appartient à la sphère publique, c’est-à-dire, à ce qui appartient à tous les citoyens : "laïque est la communauté politique en laquelle tous peuvent se reconnaître, l'option spirituelle demeurant affaire privée. Cette affaire privée peut prendre deux dimensions : l'une strictement personnelle et individuelle, l'autre collective - mais dans ce cas le groupe librement formé ne peut prétendre parler au nom de la communauté totale ni coloniser la sphère publique. Il est de l'ordre de l'association particulière et non de la société commune."

[modifier] La séparation laïque sur le plan scolaire

[modifier] L'école est areligieuse, au nom de la liberté de conscience et de culte

L'école publique n'a pas le droit de transmettre des croyances, qui sont d'ordre privé et spirituel ; si elle agissait autrement, elle lèserait la liberté de conscience.

Par la loi de 1905 il s'agissait aussi de libérer la croyance de la tutelle des Églises organisées (ce qui n'était pas pour déplaire à certains protestants). L'État ne donne donc ni satisfecit ni veto en matière de croyance, il veille simplement à ce que les religions constituées ne mettent pas en péril cette liberté de croire et à ce qu'elles n'empiètent pas sur le domaine public.

Les Églises ne conservent qu'une autorité spirituelle, que le croyant leur reconnaît, ou non, librement. Que la religion n'appartienne plus au domaine public, à la chose commune, ne signifie pas qu'elle n'a pas de droit de cité dans l'espace public, ou qu'elle soit amputée de sa dimension sociale. Les processions n'ont pas été interdites en 1905 (contrairement au projet d'Emile Combes). Mais aucun culte n'a de valeur officielle, aucun culte n'est reconnu, ou proscrit, par l'État. En conséquence de quoi, la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. (article 2 de la loi de 1905 -extrait-)

[modifier] L'école n'est pas un lieu où on fait de la politique, mais c'est celui où on se prépare à en faire

En effet, l'école est un lieu particulier, puisque c'est celui où se forme le citoyen. L'école n'est donc pas apolitique, ni areligieuse. La morale repose désormais sur le principe de l'autonomie rationnelle.

Ferdinand Buisson définissait la sécularisation comme le mouvement selon lequel des fonctions toujours plus nombreuses de la vie sociale échappent désormais au régime mental théologique, caractérisé par l'hétéronomie. De même que l'agnostique ne s'en prend pas à Dieu mais tente de concevoir une forme d'existence qui ne se définit plus par la religion et ses enjeux, l'école laïque veut enseigner qu'il est possible de se mettre d'accord, de parvenir à des vérités scientifiques, ou toutes autres choses, en mettant hors-jeu les options spirituelles (ce qui peut être vu comme un dogme laïque).

[modifier] 2. Les ambiguïtés de la laïcité

La loi de 1905 met sur pied des associations cultuelles, qui deviennent ainsi les interlocuteurs privilégiés du ministre des Cultes. Ainsi, selon le bouddhiste Raphaël Liogier, dans son livre "Une laïcité légitime", cette neutralité qui se veut à l'origine synonyme "d'incompétence" (la République ne reconnaît aucun culte) a finalement pris en France un caractère "neutralisant" en étant différentiante et en aboutissant à un classement des bonnes et des mauvaises religions.[1]

Il est en effet contraire à la laïcité de définir ce qu'est la religion, d'opposer croyances religieuses véritables et croyances sectaires. Cela ne saurait bien entendu signifier que toute pratique est tolérée par la République, dès lors qu'elle se veut religieuse. Cela reviendrait à reconnaître une sorte de privilège juridique à toute pratique qui se présenterait comme religieuse, aux dépens de toute pratique simplement séculière. La laïcité ne repose pas sur une sorte de religiosité vague et obligatoire, mais bien sur la sécularisation profonde des pratiques sociales et politiques.

Cette tendance à imposer du sens remonte schématiquement, selon ce sociologue, au contrat social de Jean-Jacques Rousseau qui ne se contente pas de spécifier les clauses du contrat mais ajoute comme mission d'expliquer à ceux qui sont en désaccord, qu'ils n'ont pas compris ce qui était bon pour eux. Par opposition le contrat social d'un John Locke en Angleterre ne définit que les règles de compromis éventuelles avec ceux qui expriment une opposition minoritaire. Aujourd'hui l'État français laïque est beaucoup plus interventionniste en matière religieuse que ne l'est par exemple le Royaume Uni qui ne se proclame pas laïque. Remarquons cependant que la Loi de 1905 ne garde aucune trace de la notion rousseauiste de religion civile. Cela constitue même, selon Baubérot, l'impensé de la République.

Dans un tout autre ordre d'idées, on parle parfois, comme Jean Baubérot, d'un troisième seuil de laïcisation, qui se confondrait avec l'individualisme démocratique triomphant, rebelle tout autant à l'autorité des Églises qu'à celle de la République et de l'école.
La croyance religieuse s'est ainsi elle-même émancipée des églises. Elle s'est, d'une certaine manière, sécularisée. Dans ces conditions, on pourrait peut-être penser que dans nos sociétés démocratiques les croyances elles-mêmes reposent désormais sur le choix des individus, et qu'on pourrait donc les réintroduire à l'école. "Mais ce serait confondre le rationnel et l'irrationnel, et mettre sur un pied d'égalité le savoir et la superstition"(Michel Onfray) Ou encore confondre l'intimité et l'universel.

Il y a sans doute là une certaine ambivalence de la laïcité, ce qui explique pour partie l'existence et la possibilité d'un débat sur la laïcité et ses valeurs, débat paradoxal où tous se réclament de cette même laïcité, mais s'en font une représentation bien différente. La laïcité se définit-elle essentiellement par la liberté de conscience, ou bien par la sécularisation de la vie publique et politique, fondée sur la seule raison ? S'agit-il de contourner les religions, de bannir de l'école tout ce qui s'apparente de près ou de loin à des questions de nature spirituelle ? Le but est-il bien d'assurer une frontière étanche entre la religion, fondée sur l'hétéronomie, et la politique, fondée sur l'autonomie ?

Voire de propager une sorte d'indifférence religieuse, au risque d'ailleurs de faciliter la confusion entre les religions proprement dites et les croyances sectaires ? Ne confond-on pas alors liberté (intime) de conscience, de croire et de ne pas croire, et émancipation (au sens de Marx) de la pensée ?

Cette conception laïciste plutôt que laïque a-t-elle un sens, alors que l'école se doit de transmettre une culture fortement imprégnée de christianisme ? Qu'on y fait de l'histoire et même de la philosophie?

Pour accéder à cette liberté de jugement ne faut-il pas plutôt expliquer la signification des options religieuses, en se gardant bien sûr de tout prosélytisme ? N'est-il pas nécessaire, dans une société multiconfessionnelle, d'ouvrir le petit musulman à la compréhension du judaïsme, et réciproquement ? Mais ne risque-t-on pas alors de faciliter les phénomènes d'identification religieuse, de conduire chacun à se reconnaître et à être reconnu comme membre d'une communauté avant d'être citoyen ?

Jean Baubérot explique que la liberté de conscience et l'égalité des croyances ne font pas encore la laïcité. Il faut encore qu'il y ait sécularisation. La laïcité ne se réduit pas à la tolérance. Mais on n'est pas non plus d'autant plus laïque qu'on est plus anticlérical. Il y a d'après Baubérot trois dimensions de la laïcité. Or chaque école de pensée tend à n'en retenir qu'un ou deux :

D'abord la sécularisation, sur laquelle insistent les "laïcistes". La liberté de conscience, mise surtout en avant par les croyants, et enfin l'égalité des croyances, que retiennent surtout les confessions minoritaires, en oubliant qu'il s'agit tout autant de l'égalité de la croyance et de l'incroyance. Il ne faut donc pas bien sûr oublier le droit de ne pas croire, ou le droit de croire autrement, de privilégier par exemple la spiritualité individuelle.

Ajoutons enfin que contrairement au modèle états-unien, la France ne se contente pas de la séparation de l'Église et de l'État. Elle ne fonde pas la loi sur un Dieu censé transcender les Églises (God's own country), sur une religion civile, ou une religion commune. Il n'y a en France ni religion de la Patrie ni religion civile, mais bien séparation de l'État et des religions. Ainsi, dans son édition de 1906, Le Tour de la France par deux enfants se voit expurgé de toute référence à Dieu, à la religion, même dans les expressions les plus courantes, comme par exemple "mon Dieu". Selon Marcel Gauchet, la Laïcité à la française rompt ainsi tout lien avec le spiritualisme (souvent franc-maçon) des premiers Républicains. Les enfants ne visitent plus Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille. Fénelon, Bossuet, Vincent de Paul disparaissent. Jean Jaurès, philosophiquement spiritualiste, s’étonnera en 1910 de cette autocensure. Remarquons cependant que l'ancienne version continuera à être publiée, parallèlement à la seconde. Dans la seconde version, G. Bruno tente de substituer à la morale religieuse une idéologie de la fraternité et de la solidarité. C'est là le projet d'une société sans référence au surnaturel, strictement humaine et œuvrant au règne de la raison et de la concorde. C'est ce caractère privatif de la laïcité que les étrangers, mais aussi certains laïcistes bien français, comprennent parfois comme une sorte d'athéisme d'État. Il s'agit plutôt de se garder de toute idéologie nationale. De se garder, même, de définir la France autrement que par son projet politique d'intégration par la citoyenneté, la participation à l'élaboration rationnelle de la loi (cf. Mme Dominique Schnapper, la communauté des Citoyens).

Sur ce débat de fond se greffent d'autres considérations, et quelques arrière-pensées. La laïcité suppose qu'on fasse une distinction nette entre le temps et l'espace scolaire et la vie privée, entre l'élève et l'enfant au sein de sa famille et de son milieu. Or on a voulu y voir une abstraction sans réalité. Respecter l'enfant, c'était respecter son identité, sociale, familiale, culturelle. Ne pas le faire, c'était en fin de compte mutiler sa personnalité. D'ailleurs, les sociologues, qui mettent l'accent sur les mécanismes de reproduction sociale et culturelle, ont assimilé la culture scolaire à une culture bourgeoise, ou occidentale. Beaucoup semblent avoir du mal à comprendre qu'on ne demande pas au citoyen, ni à l'élève, d'abandonner son identité, mais seulement de se placer, quand il s'agit de questions de science ou de politique, du point de vue de l'universel, forcément abstrait, formel dirait un philosophe allemand, défini par la raison et l'intérêt général.

On a cependant voulu lire dans la laïcité une transposition des valeurs chrétiennes : rendre à Dieu ce qui était à Dieu, et à César ce qui était à César. L'Église et les catholiques du XIXe siècle ne s'en étaient en tout cas guère avisés ! Ils parlaient d'une école sans dieu ! D'ailleurs, le monde arabe pourrait prétendre tout autant avoir inventé la laïcité, puisque Averroès distinguait ce qui était vrai selon la révélation de ce qui était vrai selon la raison humaine. Cette "catho-laïcité", comme dit Baubérot, constitue une véritable contradiction dans les termes.

On expliquera encore que Jules Ferry a institué l'Instruction publique sur le modèle de l'Église. La république joue le rôle que jouait auparavant la divinité. Le scientisme positiviste, celui du dogme. On répondra avec Baubérot que Ferry s'est gardé d'un tel dogmatisme, qu'il s'est contenté de proposer aux enfants une morale du travail et de l'honnêteté, que les héros que proposait cette école étaient des savants, des hommes de lettres et des ingénieurs. Pas des guerriers ni des politiques.

Il y a une tendance de fond de nos jours à proposer une version moins désincarnée du citoyen ou de l'élève. On ne peut pas demander à l'élève de faire abstraction de son histoire et de sa culture propres, c'est d'elles qu'il faut partir, ne serait-ce que pour aller vers l'universel. Sur le plan politique, un État vraiment sécularisé ne peut plus se présenter comme transcendant à la société, il n'en est que le reflet. Il doit donc reconnaître les groupes qui existent réellement dans la société. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que la IIIe République elle-même n'a pas fait qu'opposer res publica et vie privée. Elle a reconnu (loi de 1901, dont Marcel Gauchet souligne l'importance dans son livre La religion dans la démocratie) la liberté d'association, qui a terme met l'État en position de dialoguer ou de négocier, avec la société civile et ses représentants. Dans cette société sécularisée, l'État ne peut plus développer une idéologie officielle via son école, serait-elle républicaine. Mais Gauchet lui-même, comme Baubérot, hésite à dire que la république est une Église. Elle n'a fait, selon lui, qu'imiter certaines des formes d'organisation de l'Église, pour mieux lutter contre son influence. La république "c'est le déploiement de la démocratie libérale et représentative à l'intérieur et par le moyen de l'autorité de l'État", dit-il.

De nos jours, c'est la société civile qui se charge de la dimension idéologique et spirituelle de l'existence humaine. L'État se contente de reconnaître la légitimité de ces différents courants, cultes et pouvoirs. L'école devrait donc s'ouvrir aux groupes de pression culturels ou cultuels. La république reconnaîtrait toutes les religions, au lieu de n'en reconnaître aucune. On a voulu ainsi inscrire dans la constitution européenne l'obligation d'un dialogue régulier entre les autorités confessionnelles et les États.

A la laïcité se substituerait ainsi une sorte de "laïcité œcuménique", selon la formule de Baubérot. La négociation entre les communautés dans l'espace et le temps scolaire deviendrait la règle. La neutralité religieuse est pensée comme ouverture aux courants cultuels, ce qui amène presque nécessairement à décréter quelles religions ont ou n'ont pas, droit de cité à l'école. Le modèle n'est plus celui de la laïcité, même "ouverte", mais celui du Concordat, encore en vigueur, de fait, dans trois départements métropolitains.

On explique encore que la neutralité de l'école en matière religieuse a conduit à un silence assourdissant autour des questions essentielles de l'existence humaine. D'où le matérialisme, ou la violence, des "jeunes". Seules les religions seraient à même de répondre à ce besoin naturel de sens des enfants et des adolescents. C'est bien entendu exclure d'emblée que les pensées athées ou agnostiques pourraient proposer elles aussi des réponses à ces questionnements. On assimile le matérialisme, ou l'athéisme, à la société de consommation, ou à un nihilisme désespérant et suranné...

C'est là en venir, d'après Baubérot, à une religion civile, ou à une religion commune, à une sorte de religiosité obligatoire. Baubérot explique encore que face à l'incivilité, certains hommes politiques en viennent à vouloir adosser la république à des repères religieux. De son côté l'Église catholique espère ainsi reprendre pied dans l'école. Baubérot évoque le spectre d'une sorte de catho-laïcité! Et il fait un parallèle peu flatteur, convenons-en, avec la fable de l'aveugle (la République) et du paralytique (l'Église catholique).

[modifier] 3. Le retour de la laïcité... et du religieux!

La crise de la l'école républicaine serait en fait une crise de transmission, due au caractère individualiste et pluriel de la société française, au déclin également des interprétations scientistes du sens de l'histoire. Il y aurait là un troisième seuil de sécularisation de la société.

C'est paradoxalement cette crise qui expliquerait le retour surprenant de la laïcité sur le devant de la scène politique et scolaire. Il s'agit de réinjecter du sens dans l'institution scolaire, de faire en sorte qu'elle ne devienne pas un simple service aux familles, serait-il public. Or la neutralité scolaire tendrait à vider l'École de toute signification républicaine, au moment-même où la société serait toujours plus divisée et individualiste. On attend donc de l'école une sorte de sursaut citoyen, un retour à ses fondements, les valeurs d'émancipation et d'égalité, de fraternité, ou de solidarité, enfin.

D'autres, on l'a déjà dit, comptent plutôt sur l'injection de spiritualité, de rite et de sacré, dans l'École et la société...

L'École ne peut pas faire l'économie d'une éducation morale, puisqu'elle ne peut plus compter pour ce travail ni sur les familles ni... sur l'Église. Certains vont plus loin, et considèrent que le déclin du rationalisme scientiste et de l'idée de progrès qui y était adossée rend nécessaire une refondation de la Laïcité, qui sera forcément une "ouverture". Le scientisme avait conduit à une vision étroitement anticléricale, voire antireligieuse, de la Laïcité, qui ne serait plus de saison. Il faut admettre que l'Homme ne se fabrique pas entièrement de ses propres forces, qu'il y a en lui une part d'héritage et même de biologie. Tout dans les valeurs religieuses n'est pas à rejeter, elles renferment au minimum un questionnement valable sur la condition humaine, sa fragilité, sa dépendance par rapport à ce qui le dépasse, sinon Dieu du moins la nature, la biologie ou le Cosmos. Il y aurait là un antidote précieux aux excès de l'homme moderne, ce Prométhée, ou ce Doktor Faust.

L'École doit aider les enfants à se construire à la confluence de l'histoire, de la biologie et de la liberté. Mais dans cette perspective, l'étude du fait religieux et de sa signification constituent-ils bien la bonne réponse? Ne faut-il pas plutôt affronter les questions et les doutes qui naissent des progrès de la biologie? Montrer aussi la dimension culturelle de l'homme, mais aussi dans quelle mesure il peut s'affranchir des héritages religieux ou autres? Par sa liberté, par la morale, ou même par une connaissance accrue de sa nature. Bref, aux matières disjointes les unes des autres viendraient s'articuler le débat et la réflexion philosophique. trop souvent, on a voulu faire de l'introduction de la philosophie dans les petites classes une sorte de faux-nez du spiritualisme.

Plus historiquement, à partir de 1989, la question du "voile" a eu des effets qu'on peut juger paradoxaux. D'une part elle a conduit à un certain retour de la vision républicaine, voire laïciste (laïcarde), de l'École. Le voile a été interprété, à juste titre, non comme la manifestation d'un engagement personnel, mais comme une menace à l'égard d'autres élèves, en particulier les filles que l'on voulait assigner, y compris de force, à une 'identité confessionnelle musulmane. Au sein même de l'École leur liberté était menacée, les enseignements soumis à la censure de courants religieux incroyablement rétrogrades. Non seulement les enseignements, mais certains enseignants et élèves étaient stigmatisés, comme chrétiens, athées, juifs... (Il est de bon ton, à l'extrême gauche, de nier ce phénomène).

Le multiculturalisme ne favorisait-il pas une vision identitaire, voire totalitaire, de la Religion? Il fallait donc rappeler que les élèves ne sont pas les représentants d'une communauté, mais qu'ils sont des personnes, capables de prendre quelque distance par rapport à leurs traditions ou à l'actualité internationale, comme le conflit au Proche-Orient, qui justement se déroule au Proche-Orient et non pas dans nos banlieues. Pour autant, on a voulu également répondre à la soif de reconnaissance des élèves d'origine maghrébine, montrer que l'Islam en particulier n'était pas assimilé, ni assimilable à l'Islamisme. Aussi est-il jugé nécessaire d'ouvrir l'histoire à une vision du monde moins européocentriste. Le risque est alors de se représenter la Laïcité comme un équilibre entre le Christianisme et l'Islam. On mettra dans un fléau de la balance l'intégrisme, et dans l'autre l'Inquisition et les Croisades. On oubliera que notre culture ne saurait, pas plus que celle de l'Orient, s'interpréter en termes uniquement religieux. L'esprit critique a eu Descartes, mais aussi Averroès et Spinoza. Les mathématiques ont prospéré dans l'empire musulman.

Bien entendu, l'étude du fait religieux permet de montrer les impostures des intégristes, qui citent le Coran sans jamais tenir compte du contexte guerrier des sourates de Médine. On peut aussi s'interroger sur le rapport entre l'Inquisition et le message d'Amour du Christ. Pour autant, faut-il partir du principe qu'une Religion est en soi soustraite à toute critique, contrairement à ses interprétations intégristes? Je dois respecter le droit d'autrui à croire, sa liberté de conscience, mais il n'a pas à m'imposer le respect du contenu de ses croyances, que je peux juger absurde ou immoral. La République ne reconnaît aucun culte, mais la seule liberté de conscience.

On peut certes distinguer la Religion, spirituelle, du cléricalisme, c'est-à-dire des abus politiques de la Religion, de la Religion comme idéologie politique. Jules Ferry le faisait volontiers. Mais cela a-t-il un sens historiquement parlant? Ce n'est que récemment qu'en Occident que la politique s'est sécularisée. Est-ce de toute façon à la République de décider ce qui est intégrisme et ce qui est Islam authentique? Ou de définir un Islam à la française? Ce serait un retour à la religion civile chère à Rousseau.

Dans une perspective démocratique, la primauté de la société sur l'État pousse à placer la liberté religieuse au dessus de la morale laïque et républicaine, d'autant que les conventions internationales ignorent le concept de laïcité, mais insistent beaucoup sur la liberté religieuse...

Ainsi, contre les versions anticléricales de la Laïcité, Le sociologue protestant Jean Baubérot a voulu montrer que la Laïcité portait en puissance la possibilité d'une coexistence dans la société des différentes croyances, y compris à l'école, du moment qu'elles respectaient la démocratie, c'est-à-dire la tolérance mutuelle. On a aussi voulu montrer que la Laïcité s'adressait aux enseignants, mais qu'elles ne concernaient pas les croyances des élèves eux-mêmes, encore moins leur façon de s'habiller. Certes, l'élève a le droit de s'exprimer, mais doit-il le faire en tant que représentant d'une communauté? Dans ce cas, peut-on lui montrer qu'il se trompe sans offenser cette communauté? Comment, à la limite, ne pas lui reconnaître un droit de regard, à lui et à sa communauté de référence, sur les programmes?

Bref, la tolérance d'une religion à l'égard des autres ne suffit pas, il faut que les religions acceptent des limites à la logique religieuse, à l'école, dans le domaine de la réflexion, en politique. Il ne faut pas mettre sur un pied d'égalité, par relativisme, au nom du respect de toutes les culture, la vérité d'expérience ou le raisonnement logique et la croyance.

Il est vrai que la Laïcité, de par sa définition comme séparation de l'État et des Cultes, s'apparente un pacte, un partage; en d'autres termes rendre à César ce qui revient à César. Le christianisme est-il donc intrinsèquement laïque?

C'est oublier que le christianisme prétendait pour le moins influencer la pratique politique des peuples et des souverains. Que dès 380, avec Théodose Ier, le christianisme est devenu religion d'État et se fit persécuteur du paganisme. Le pouvoir spirituel n'était pas à côté du temporel, mais au-dessus. Il le sanctifiait, mais il rejetait toute prétention des hommes à définir le sens de leur existence en termes politiques. Le christianisme reconnaissait l'égalité des hommes, mais cela n'avait pas de signification démocratique. Il s'accommodait sans difficulté d'une société hiérarchisée. En fait, c'est avec la notion d'autonomie et de liberté de conscience, ces deux dimensions essentielles de la pensée des Lumières, que les Religions ont du mal. Comme son nom l'indique, le pouvoir spirituel était bien un pouvoir. Ainsi, historiquement, dans le pacte laïque, remarque Baubérot, il y a bien eu un vainqueur et un vaincu. La Laïcité suppose l'abandon à l'État de pans entiers de la vie sociale, y compris l'Education. Dans un régime laïque la religion n'est plus une des institutions officielles qui structurent la société. Elle est assimilée à une simple affaire privée. Aucune religion ne peut plus prétendre être religion d'État. Certes toute religion a droit de cité, mais au même titre, ou presque, que n'importe quelle option philosophique.

[modifier] 4. Une morale laïque qui ne soit pas endoctrinement?

N'exagérons cependant pas l'hostilité à la Religion de Jules Ferry. Il a voulu en effet conserver de la Religion le meilleur, c'est-à-dire la morale et l'éducation morale. C'est à cause de l'antirépublicanisme de l'Église que Ferry a dû travailler à constituer une morale républicaine, enseignée à l'école publique, clairement distincte de la religiosité catholique. Ferry a souvent dit, par exemple en 1881 devant le Sénat, qu'il n'était pas anti-religieux, mais seulement anti-clérical.

On peut souligner la différence avec la position de Condorcet, cet autre inspirateur de l'école moderne. Condorcet est plus libéral que Ferry, puisqu'il considère que l'École n'a pas à faire l'éducation morale des enfants, mais seulement à les instruire. Agir autrement, ce serait en fait endoctriner les enfants au lieu de leur donner accès à la seule Vérité. La liberté d'éduquer doit être entière, et cette liberté appartient aux familles. D'ailleurs, le Savoir, couplé il est vrai à l'éveil aux sentiments "naturels", suffit pour arracher l'enfant aux préjugés de son milieu. Le Savoir libère, non seulement de la superstition, mais de ceux qui prétendent le confisquer à leur profit, pour maintenir leur autorité, et pour gruger les ignorants. La morale d'État pourrait bien être aussi aliénante, ou davantage, que la morale religieuse. Mais suffit-il vraiment de connaître les mathématiques, ou d'être cultivé, pour être moral? N'est-il pas nécessaire d'éduquer au respect d'autrui par des méthodes spécifiques? Les sciences, nous le savons, se mettent volontiers au service de la volonté de puissance. Le scientisme, pilier de la laïcité républicaine, est mort de la collusion de la connaissance scientifique et des intérêts industriels et militaires. La Science du XXe siècle était moins au service de la vérité que de l'efficacité. Elle a ainsi perdu une grande partie de son Aura, d'où la présence massive des philosophes, et surtout des prêtres, dans les fameux comités d'Ethique. Mais cela exprime tout autant l'effacement de l'État devant la société civile, constituée d'individus et d'associations! De nos jours, la citoyenneté n'est plus guère pensée comme engagement au service de la République et de l'intérêt général, mais comme participation à la Société civile au nom de valeurs particulières, incarnées dans telle ou telle association.

Ferry, lui, recherchait un équivalent moral de l'éducation religieuse, parce que la Religion, nuisible politiquement, est utile moralement. Il voulait une morale qui ne soit pas endoctrinement, mais qui reprenne l'essentiel de la morale de tous les temps, qui ne choque aucune famille, ou en tout cas aucun père de famille. Et surtout pas un père de famille catholique! Une morale qui se passe de tout fondement religieux ou métaphysique, mais qui s'appuie sur la propagation dans la société, grâce aux religions et au catéchisme du jeudi, de comportements et de valeurs valables éthiquement parlant. Contrairement à sa gauche, Ferry n'était pas lui-même hostile au cathéchisme dans les murs de l'École. Une morale simple, évidente, commune à tous les hommes. En un mot, une morale vraie. On peut craindre, évidemment, qu'une morale qui s'appuie sur le seul consensus manque de mordant et de progressisme. Et que de nos jours, l'École ne puisse plus s'adosser à l'édification morale hors de ses murs, qu'elle doive donc renoncer à toute neutralité éducative. Mais enfin, une morale modeste, fondée sur le travail, le savoir, l'honnêteté, le respect de l'autre a du moins le mérite de ne pas "bourrer les crânes"!

Certes, Ferry se réfère parfois au positivisme d'Auguste Comte, qui croyait en une Religion positiviste, c'est-à-dire en une homogénéisation des mentalités grâce au triomphe de la pensée scientifique dans tous les domaines, y compris moraux et politiques (par l'avènement d'une sociologie scientifique). Parvenue à ses derniers développements, les sciences humaines, la Science pouvait donc jouer le rôle de stabilisateur spirituel qui était auparavant celui de l'Église, faciliter le progrès en évitant toute crise, tout désordre. Les Religions traditionnelles étaient amenées à dépérir spontanément. Bien plus modestement, Jules Ferry estime que toutes les religions s'accordent par leur enseignement moral; mais cela veut dire aussi que la morale est indépendante de ses prétendus fondements religieux ou philosophiques, qu'elle peut s'enseigner par elle-même, à partir d'exemples simples, et non de démonstrations compliquées, obscures, "métaphysiques". Les Religions ne sont donc pas indispensables, et l'État n'a même pas besoin d'une métaphysique officielle. Pour autant, l'École Républicaine se doit de lutter contre l'influence des pensées rétrogrades. La neutralité religieuse n'est ni neutralité morale, ni neutralité politique. La République compte sur le bon sens des citoyens, renforcé par l'instruction obligatoire. C'est opposer le Bon sens de l'École républicaine aux mystères, qu'ils soient religieux ou conceptuels, intellectuels.

[modifier] Conclusion

Il faut apprendre aux enfants à vivre ensemble, à aimer leur société, leur Nation. Mais il faut chercher où puiser les principes et les exemples. D'où la volonté, très caractéristique de notre époque, non de déduire le vivre-ensemble de principes rationnels ou révélés, mais de le faire naître de la confrontation, du dialogue, entre les différentes "cultures", comme on dit. Cela suppose des interlocuteurs, en particulier une représentation reconnue des minorités, comme l'Islam, et non une exclusion des confessions hors du champ politique.

L'indépendance de l'Ethique par rapport aux Religions, voulue par Ferry, la mise en lumière de valeurs communes, ne se ferait plus en mettant hors jeu les Religions, mais en les amenant à dégager un consensus par le dialogue. Cela sera d'autant plus facile que les Religions les plus hostiles à la société démocratique s'y rallieront progressivement, comme l'ont fait le Protestantisme, puis l'Église catholique elle-même, malgré son caractère englobant comparable à l'Islam.

Mais la majorité de la population est probablement sinon athée du moins agnostique ou indifférente. Elle ne doit pas être exclue de cette "laïcité œcuménique", selon l'expression de Baubérot.

C'est autant le "fait religieux" que la place faite au "fait athée" qui permettra de juger si notre École (demeure) respectueuse de la liberté de conscience.

[modifier] Notes et références

  1. Raphaël Liogier, Une laïcité légitime - La France et ses religions d'Etat, Entrelacs, 2006

[modifier] Bibliographie