Modèle de Harrod-Domar

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Le modèle Harrod-Domar est le premier modèle économique formalisé de la croissance. Ce modèle a ouvert la voie aux modèles modernes de la croissance, en particulier au modèle de Solow. Le modèle Harrod-Domar vise à étendre sur la longue période la Théorie générale de Keynes, qui ne portait que sur le court terme. Tout comme la Théorie générale, le modèle de Harrod-Domar vise à faire ressortir le caractère instable de la croissance économique, et la nécessité de l'intervention étatique. Dans le modèle Harrod-Domar, rien ne garantit qu'une économie soit sur un sentier de croissance stable.

Sommaire

[modifier] Origine du modèle

Ce modèle a été présenté, dans des formulations proches, par deux économistes keynésiens : Roy Forbes Harrod en 1939 dans un article intitulé « An essay in dynamic theory », publié dans l’Economic Journal, repris et complété en 1948 dans l'ouvrage Toward a dynamic economics et Evsey Domar en 1947 dans un article intitulé « Expansion and Employment » publié dans l’American Economic Review.

Le modèle de Harrod et celui de Domar sont proches, même si leurs problématiques ne sont pas identiques. Domar ne cherchait qu'à attirer l'attention des Keynésiens sur les effets sur le plein emploi de l'investissement au-delà de la courte période tandis que Harrod visait à dynamiser la théorie keynésienne pour en faire un modèle de la croissance de long terme. Domar abandonnera d'ailleurs son modèle au profit du modèle néoclassique de Solow[1].

[modifier] Le modèle de Domar

Tout investissement à deux effets. A court terme, au moment où il est réalisé, il augmente la demande globale puisqu'il implique une demande de biens de production. Au delà de la courte période, l'investissement a également un effet sur l'offre : il conduit, en effet, en dehors des investissements de remplacement, à accroître les capacités de production. Keynes, dans la théorie générale, néglige volontairement et explicitement le second effet : dans la mesure où il se situe dans la courte période, l'investissement n'exerce un effet que sur la demande, effet dont Keynes affirme qu'il dépend de ce qu'il appelle le multiplicateur d'investissement.

La problématique de Domar consiste à prolonger l'analyse keynésienne des effets de l'investissement sur la longue période. Domar se demande donc à quelle condition l'accroissement du revenu est compatible avec l'augmentation des capacités de production. Autrement dit, Domar veut déterminer les conditions qui permettent à l'augmentation de la demande d'être suffisante par rapport à l'augmentation de l'offre que suscite l'investissement.

Du côté de la demande, l'effet de l'investissement est analysé à travers le multiplicateur d'investissement keynesien. On a donc, en notant ΔQd, l'augmentation de la demande :

\Delta Q^{d}  = m \cdot \Delta I\, (1)

où le multiplicateur d'investissement m vaut :

m = \frac{1}{1-c}\,

avec c qui est la propension à consommer.

Si on note s la propension à épargner, on a, par définition, c+s=1\,. Par conséquent, (1) peut s'écrire :

\Delta Q^{d} = \frac{\Delta I}{s}\, (2)

D'autre part, l'investissement augmente l'offre. En notant cette augmentation de l'offre, ΔQs, on a :

\Delta Q^{s} = \frac{I}{k}\, (3)

k est le coefficient de capital, qui correspond à l'inverse de la productivité du capital. Domar présuppose, en effet, que la productivité du capital (Y/K) est constante : chaque unité de capital supplémentaire engendre la même croissance supplémentaire.

Pour que la croissance soit équilibrée, il faut que l'augmentation de la demande soit égale à l'augmentation de l'offre, donc que \Delta Q^{d} = \Delta Q^{s}\,, c'est-à-dire en arrangeant (2) et (3) que :

\frac{\Delta I}{I} = \frac{s}{k}\, (4)

On constate en regardant (2) et (3) que l'effet d'offre de l'investissement est proportionnel à cet investissement, alors que l'effet sur la demande est proportionnel à la variation de l'investissement, ce qui laisse supposer que rien ne garantit que la croissance de le demande soit suffisante pour valider la croissance de l'offre. Rien ne garantit donc que la croissance soit équilibrée.

Plus précisément, en postulant, comme le fait Domar, que le coefficient de capital est constant, le taux de croissance de l'investissement est égal au taux de croissance (ΔI / I = g). L'équation (4) signifie donc que pour que la croissance soit équilibrée, il faut qu'elle soit égale au rapport s / k. Or, la propension à épargner, le coefficient de capital et le taux de croissance de la production sont indépendants les uns des autres. Il n'y a donc aucune raison pour que le taux de croissance permettant une croissance équilibrée se réalise.

En particulier, Domar distingue deux situations :

a) si l'augmentation de la demande est supérieure à l'augmentation de l'offre, c'est à dire si g>s/k\,, alors le déséquilibre engendrera de l'inflation.
b) si l'augmentation de la demande est insuffisante par rapport à celle de de l'offre, c'est à dire si g<s/k\,, alors le déséquilibre engendrera une crise déflationniste.

Autrement dit, en partant d'un niveau d'investissement d'équilibre, correspondant à une situation de plein emploi, si l'investissement croit à un taux inférieur à s / k, alors les capacités de production augmenteront plus que la demande : il en résultera du chômage. C'est cette seconde situation qui paraît la plus probable à Domar, marqué par la crise de 1929. Elle lui semble d'autant plus probable que selon la Théorie générale, la propension à épargner doit croître avec l'accroissement des revenus.

Domar retrouve ainsi, en longue période, les conclusions que Keynes formulait pour la courte période : l'équilibre de sous-emploi est le plus probable dans une économie de marché. L'augmentation de l'investissement ne suffit pas, la plupart du temps, à générer une demande suffisante face aux capacités de production supplémentaires qu'elle induit : le chômage en est la conséquence.

Domar retrouve également Keynes dans les conclusions qu'il en tire : il accorde à l'État un rôle essentiel de régulateur de la demande globale. En effet, l'équation (1) est valable pour toute dépense autonome : l'État peut ainsi stimuler la demande, sans augmenter l'investissement et donc sans accroître les capacités d'offre, restaurant ainsi l'équilibre de plein emploi. De même, l'Etat peut modifier, par sa politique fiscale notamment, la répartition des revenus de manière à accroître les revenus des plus pauvres, qui épargnent également le moins, au détriment des plus riches. Cela pour effet de diminuer la propension à épargner de l'économie, s . Par suite, le ratio s / k baisse : le taux de croissance de l'investissement nécessaire au maintient du plein emploi est donc plus faible.

Ce modèle reste limité au sens où il n'est pas un modèle réellement dynamique. En particulier, il n'incorpore aucune fonction d'investissement. Il ne fait que transposer deux conditions d'équilibre de courte période sur la longue période. Le modèle de Harrod, en incoporant une fonction d'investissement rudimentaire, dépasse en partie cette limitation, même si ses conclusions sont proches.

[modifier] Le modèle de Harrod

Le modèle de Harrod s'articule autour de trois notions fondamentales.

  • a) Le taux de croissance garanti (noté gw). Il correspond au taux de croissance qui permet l'équilibre sur le marché des biens sur la longue période, c'est-à-dire celui où les décisions d'épargne des ménages sont égales aux décisions d'investissement des entreprises ex ante sur le long terme, permettant ainsi aux investissements désirés par les entrepreneurs d'être réalisés.
  • b) le taux de croissance réalisé, c'est à dire le taux de croissance effectif de l'économie.
  • c) le taux de croissance naturel de la population active, qui est supposé exogène à l'économie.

Deux question essentielles se posent pour Harrod. Premièrement, à quelles conditions le taux de croissance réalisé peut-il être égal au taux de croissance garanti ? Autrement dit, l'économie peut-elle être sur un sentier de croissance stable, permettant un équilibre durable des décisions d'épargne et d'investissement ?

D'autre part, le taux de croissance garanti est-il compatible avec le taux de croissance naturel ? Autrement dit, le taux de croissance d'équilibre de l'économie est-il suffisant pour que l'augmentation de la population active ne débouche pas sur une augmentation du chômage ?

[modifier] Le sentier d'équilibre : taux de croissance garanti et taux de croissance réalisé

En partant des formulations de Keynes, Harrod pose que l'épargne (S) est proportionnelle au revenu (Y) :

S = s Y\, (1)

s est la propension à épargner, comprise entre 0 et 1.

Harrod suppose également que l'investissement (I) est proportionnel aux variations du revenu, selon le principe de l'accélérateur d'investissement :

I=k\cdot \Delta Y\, (2)

k est le coefficient de capital égal à K / Y (rapport entre le capital disponible et la production qu'il permet de mettre en oeuvre).

Pour qu'il y ait équilibre sur le marché des biens, on doit avoir I = S.

S = sY = I = k\cdot \Delta Y\, (3)

Ce qui se simplifie en :

sY = k\cdot \Delta Y \,(4)

Ce qui donne en réarrangeant (4) :

\frac{\Delta Y}{Y} = g_{w} = \frac{s}{k}\, (5)

L'équilibre implique donc que le taux de croissance garanti soit égal au rapport s / k. Or, il n'y a pas de raison pour que le taux de croissance réalisé, qui dépend de décisions individuelles, respecte ce ratio, qui dépend des structures de l'économie (de sa propention à épargner et de son coefficient de capital).

[modifier] Taux de croissance garanti et croissance de la population active

Harrod note gn le taux de croissance de la population active. Il pose que celui-ci est exogène à l'économie : il ne dépend que de la croissance de la population, qui n'est pas influencée par les phénomènes économiques. Pour que le taux de chômage reste stable, il faut que la population active augmente au même rythme que le taux de croissance garanti : gn = gw. Pour que la croissance soit équilibrée et sans chômage, on doit donc avoir :

g_{n} = \frac{s}{k}\, (6)

Or, il n'y a aucune raison pour que cette dernière égalité soit réalisée : les trois variables gn, s et v sont toutes indépendantes les unes des autres. Par conséquent, pour Harrod, la croissance est fondamentalement instable et porteuse de chômage.

[modifier] Le modèle de Harrod-Domar et l'économie du développement

Conçu initialement comme un modèle du cycle des affaires, le modèle de Harrod-Domar a exercé une importante influence sur l'économie du développement durant les trente glorieuses [2]. Dans la mesure où la productivité du capitale (égale à 1 / k) était supposée à l'époque constante, car dépendante de paramètres technologiques, le modèle suggérait que le seul moyen pour un pays en développement d'accroître son taux de croissance passait par une augmentation de son épargne. L'épargne privée étant insuffisante dans les pays en développement, seule l'aide étrangère et l'État, par une politique d'excédents budgétaires, pouvaient accroître le taux d'épargne de l'économie, finançant ainsi un taux d'investissement plus élevé. Toutefois, comme le soutient Bhagwati, le développement dépend plus de l'accroissement de la productivité du capital que de l'accroissement du taux d'investissement. Par ailleurs, rien ne garantit que l'aide étrangère se traduise par un accroissement identique de l'investissement : elle peut provoquer une baisse de l'épargne privée et de la productivité du capital.

[modifier] Limites du modèle

Pour Harrod et Domar, la croissance est toujours "sur le fil du rasoir" (Harrod) : elle est fondamentalement instable, et peut s'accompagner d'un chômage durable. Seul l'Etat est à même de stabiliser le sentier de croissance de l'économie, en régulant la demande globale. Dans ces conclusions, on perçoit le pessimisme qui habite les auteurs, qui écrivent au lendemain de la seconde guerre mondiale et de la crise économique des années 1930. Ce modèle est néanmoins critiquable, en particulier en raison des hypothèses qui le fondent.

Premièrement, le modèle repose sur l'hypothèse que la propension à épargner est stable, et ne dépend pas des autres variables du modèle. Or, sur le long terme, la propension à épargner d'une économie varie. Cela a conduit les post-keynesiens de Cambridge (Joan Robinson et Nicholas Kaldor, en particulier) à élaborer à partir du modèle de Harrod-Domar et de l'œuvre de Michał Kalecki, des modèles de croissance où l'épargne joue le rôle de variable d'ajustement.

D'autre part, le modèle repose sur l'hypothèse fondamentale que le travail et le capital ne sont pas substituables : toute augmentation de la production implique un accroissement proportionnel du capital et de la main d'oeuvre. La fonction de production est ainsi supposée être à proportion de facteurs fixe. Les ratio K/Y (coefficient de capital) et K/L sont donc stables. Or, cette hypothèses est difficile à soutenir pour la longue période, où se situe le modèle [3]. Sur longue période, les entrepreneurs peuvent, par exemple, substituer de la main d'œuvre au capital, si le prix relatif de la main d'œuvre baisse par rapport à celui du capital.

Comme le note Robert Solow, si le ratio K/Y demeurait constant, « l'histoire du capitalisme aurait été bien plus erratique qu'elle ne l'a été ». En lissant les fluctuations, le trend de longue période est loin de la « croissance sur le fil du rasoir » que suggère le modèle de Harrod Domar. Cela a conduit Robert Solow à développer son modèle avec une fonction de production où capital et travail sont substituables : si le coefficient de capital est variable, alors la croissance peut être durable. C'est ce modèle qui fait aujourd'hui encore référence en science économique, donnant au modèle de Harrod-Domar une valeur avant tout historique [4].

[modifier] Notes et références

  1. (en) « Harrod Domar Growth Model » in Brian Snowdon and Howard R. Vane (dir.), An Encyclopedia of Macroeconomics, p. 316.
  2. Jagdish Bhagwati, A Stream of Windows, MIT Press, 1998, p. 384.
  3. (en) « Harrod Domar Growth Model », art.cit, p. 319.
  4. The Harrod-Domar Model vs the Neo-Classical Growth Model, Ryuzo Sato, 1964

[modifier] Voir aussi

[modifier] Articles connexes

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