Ennui

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Dans la ménagerie infâme de nos vices,
II en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
[...] C'est l'Ennui !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
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Voir « ennui » sur le Wiktionnaire.

L'ennui est un sentiment de démotivation et de désintéressement.

"Ennuyer" est issu de "Inodiare" en bas latin, qui signifie "Etre odieux".

Sommaire

[modifier] Se confronter à une temporalité vide

Dans l’existence quotidienne, lorsque nous sommes occupés par des activités, on sait bien que ce sont leurs finalités qui leur donnent sens, que ce soit dans leur direction vectorielle ou dans leur contenu de signification. C’est dans cette quotidienneté que peut survenir un ennui mécanique, i.e. un ennui au sens de quelque chose qui viendrait interrompre une activité, qui viendrait en différer la continuité temporelle entraînant l'individu à s'occuper avec autre chose.

Mais, plus généralement, nous sommes confrontés à l'ennui lorsque c'est l'activité elle-même qui est ennuyeuse. Dans ce cas, c’est l’activité en propre qui ne retient pas notre attention, ce n’est donc pas une cause extérieure qui en vient interrompre le processus mais l’activité elle-même qui devient vide d’une fin digne de s’y intéresser : on cherche alors à s’en distraire au moyen d’un passe-temps, puisqu’il s’agit bien de faire passer le temps malgré tout (cf. la description dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique que fait Martin Heidegger d’un homme s’ennuyant dans une salle d’attente). Dans l’ennui, on regarde tout le temps l’heure pour s’assurer que le temps passe car on y est exposé à une temporalité vide qu’on s’empresse de combler.

Reste qu’il existe un ennui plus radical que ces deux types d'ennuis : dans ce dernier cas, l’individu s’ennuie lui-même et de lui-même. Il a beau être entouré de tous les objets qui habituellement constituent pour lui les moyens de donner sens à ses activités mais pourtant plus rien n’est susceptible de s’inscrire dans une quelconque temporalité finalisée. L’individu sait pertinemment qu’il retrouvera la temporalité finalisée de ses activités quotidiennes mais il est pourtant submergé par une absence complète d’appétence, pire que cela, un véritable dégoût de lui-même, un désespoir qui le rapporte à sa propre temporalité vide. Ce ne sont pas tant les objets qui posent problème plutôt que moi-même confronté à une absence de fin et donc à une absence de signification : je ne suis alors plus rien d’autre que cette « temporalité vide et insensée » (Fragment 132 dans Les Pensées de Blaise Pascal).

[modifier] Le divertissement et la reprise

Il y a bien là quelque chose d’intenable, voire d’écoeurant (c’est ce que Jean-Paul Sartre vise dans la Nausée), dans cette expérience où « notre fin n’est jamais notre fin ». L’homme s’expose alors à la noirceur (i.e. à la mélan-colie, à la bile noire), à la dépression : il s’emploie donc à s’en divertir. Le divertissement est ici visé non seulement au sens d'un amusement divertissant mais aussi au sens d’une activité sérieuse par laquelle l’individu se donne des fins à poursuivre pour éviter de se confronter à la question de la vérité ontologique. Il est donc bien di-vertit, dé-tourné de ce qui se révèle à l’homme dans l’ennui : la misère de sa propre finitude ("L'ennui profond, s'étirant comme un brouillard silencieux dans les abîmes de l'être-là, confond toutes choses, les hommes et nous-mêmes avec eux, dans une étrange indifférence. Cet ennui manifeste l'étant dans son ensemble.", Martin Heidegger in Qu'est-ce que la métaphysique ?). Pour autant, cette misère est encore plus grande lorsque l’individu souhaite s’en détourner car il s’agit alors d’une misère qui s’ignore et qui passe à côté de la potentialité formatrice dont recèle l’ennui.

Il s’agit donc bien de combler ce vide de l’ennui sans pour autant l’éviter. Pour Blaise Pascal, cette expérience de l’ennui comme vide infini est donc nécessaire et l’individu ne peut le combler que par un être lui aussi infini : le Dieu de Foi. Toutefois, cette réponse n’en est qu’une parmi un large éventail. Plusieurs réponses possibles existent mais il s’agit de savoir si ces activités relèvent bien d’une reprise sur l’ennui plutôt que d’un divertissement hors de l’ennui (ce qui n’implique pas de les juger mais bien d’en déterminer le statut).

Il y a donc bien là une différence essentielle entre l’homme du divertissement et l’homme de la reprise. L’homme du divertissement ne veut rien savoir de ce qui se trouve dans l’ennui, persuadé de ne pas avoir de vide ontologique, il est celui qui se croit être c'est-à-dire qui croit à sa propre consistance ontologique (« Si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins », Jacques Lacan in Propos sur la causalité psychique) ; sûr que son projet n’est là que pour révéler un être profond qu’il a déjà, il vit dans le futur. C’est donc dire que si survient un ennui (mécanique), l’homme du divertissement, incapable d’être fidèle à lui-même car étant lui-même illusoire, s’effondre aussitôt dans la dépression totale. Au contraire, l’homme de la reprise est celui qui se reprend après l’ennui, il sait que tout ce qu’il entreprend se fait sur le fonds constant que lui révèle l’ennui, i.e. sa propre nullité ontologique. S’étant exposé à cette nullité, il s’est aussi exposé à sa véritable fin, sa mort toujours déjà imminente ou comme le dit Martin Heidegger à « la possibilité de sa propre impossibilité » et il s’agit alors pour lui de gagner du sens sur le non-sens. Autrement dit, l’homme de la reprise ne s’estime pas posséder sa propre consistance ontologique, il ne vise donc pas ce qu’il sera mais ce qu’il aura été, il vit au futur antérieur. Il y a pour lui, quelle que soit son activité, une fidélité à lui-même, c’est pourquoi il lui est possible de regarder le passé comme relié à son présent : parce que ce qu’il a entrepris dans le passé composé ce qu’il est, cela peut soutenir son propre sens sans illusions sur sa propre essence toujours déjà inscrite sur le fonds de l’absence ontologique de sa propre mort révélée dans et par l'ennui.

[modifier] Bibliographie

  • Martin Heidegger. Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde Finitude Solitude. Paris, Gallimard, 1992. Contient une analyse phénoménologique de l'ennui sur plus de deux cents pages.
  • Gerry Deol, Paroles de philosophes. Voyage au bout de l'ennui, in "Touring Explorer", Mai 2007, n°150, pp. 44-48.

[modifier] Voir aussi

Un roi sans divertissement, Jean Giono

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