Affaire des pensionnats autochtones

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

Dans l'histoire du Canada, l'affaire des pensionnats autochtones désigne une longue série d'abus survenus dans les écoles indiennes instituées par l'État et opérant pendant plusieurs décennies, avec la coopération des principales Églises du pays.

Lorsque le gouvernement canadien s’est employé à s’acquitter des responsabilités qui lui incombait vis-à-vis les Indiens et leurs terres en vertu de la Loi constitutionnelle de 1 867 et de la Loi sur les Sauvages de 1876, comme nous l’avons vu précédemment, le gouvernement avait, dans la réalité, adopté sa politique d’assimilation[92]. Cette dernière prenait sa source dans des principes qui remontent à la période préconfédérale comme la Loi sur la civilisation graduelle de 1 857. Le but était d’amener les collectivités indiennes et, à la longue, l’ensemble des peuples autochtones à sortir de leur état primitif et démuni et accéder à la civilisation et à l’autonomie, contribuant du même coup à faire du Canada une communauté homogène, c’est-à-dire non-autochtone et chrétienne. De toutes les mesures prises pour atteindre ce but, l’éducation a été le meilleur des outils pour atteindre les visées civilisatrices et assimilatrices de ce Canada paternaliste. C’est elle qui offrait la solution la plus prometteuse au soi-disant problème indien.

Sommaire

[modifier] Un espoir: les enfants

En 1879, le gouvernement canadien, pressé par les églises catholique et méthodiste de mettre en œuvre les clauses d’éducation contenues dans les traités récemment négociés avec les nations de l’Ouest, avait confié à Nicholas Flood Davin la tâche de présenter un compte rendu sur le fonctionnement des écoles des métiers existant aux États-Unis et sur l’utilité de créer des établissements semblables dans les Territoires du Nord-Ouest. Il s’agissait d’écoles situées à l’extérieur des réserves qui enseigneraient les arts, les métiers et les techniques industrielles d’une économie moderne. Il recommandait que les enfants soient enlevés de chez eux, étant donné que l’influence du wigwam est plus forte que celle qu’ils subissent pendant la journée à l’école, et qu’ils soient maintenus constamment dans un cadre civilisé, c’est-à-dire dans les pensionnats où ils recevraient les soins d’une mère et une éducation qui les préparaient à la vie dans un Canada moderne[1]. Le rapport Davin reçut un appui sans réserve des Églises et du Ministère, ce dernier allant même jusqu’à affirmer que parmi les nombreuses politiques d’assimilation, ce serait probablement l’instruction en internat, plus que toute autre méthode, qui amènerait la solution du problème, désigné sous le nom de la question indienne.

Hommes politiques, fonctionnaires et peut-être surtout prêtres et pasteurs, tous étaient persuadés qu’en créant un réseau de pensionnats, ils remplissaient non seulement leur obligation constitutionnelle, mais également leur devoir de chrétiens. Cette obligation et ce devoir ne pouvant être accomplis que par le truchement des enfants[2]. De plus, l’éducation selon le sous-surintendant général aux Indiens était un bon investissement puisque les Autochtones cesseraient un jour d’être soutenus par le pays […] et deviendraient à leur tour de précieux contribuables[3]. D’autre part, les vertus civilisatrices de l’éducation portaient en elles leur propre justification. Ces écoles contribuaient aux besoins de la société industrielle en matière d’ordre, de légalité, de travail et de sécurité des biens et des personnes. Si on négligeait les collectivités indiennes en matière d’instruction des enfants, elles risqueraient de devenir des éléments peu désirables et même dangereux pour la société[4].
Les pensionnats étaient ni plus ni moins qu’une tentative de gouvernements successifs pour orienter le destin des Autochtones du Canada en s’appropriant et en manipulant leur avenir par l’intermédiaire des milliers d’enfants qu’ils ont extirpés de leurs foyers et de leurs villages pour les confier à la garde d’étrangers. À la fin de leurs études dans les pensionnats, les enfants, après avoir été resocialisés et baignés dans les valeurs de la culture européenne, seraient les prototypes d’une magnifique métamorphose : le sauvage devenu civilisé, prêt à accepter ses privilèges et responsabilités de citoyen. C’est seulement dans les enfants que l’on pouvait trouver un certain espoir pour l’avenir, car seuls les enfants pouvaient se plier à la transformation de la condition de naturel à la condition de civilisé. Les adultes ne pouvaient pas se joindre à la marche du progrès. En effet, il était impossible de les extraire de leur état d’ignorance, de superstition et d’impuissance; ils étaient physiquement, mentalement et moralement […] incapables de subir une métamorphose aussi complète. Sous la gouverne du Ministère, les adultes pourraient accomplir quelques légers progrès. Selon Davin, on pouvait leur apprendre à cultiver un peu la terre, à faire l’élevage et à s’habiller de manière un peu civilisée, mais c’est à peu près tout. Les adultes étaient, selon les termes du révérend E. F. Wilson, fondateur du pensionnat de Shingwauk, irrécupérables[5]. =

[modifier] Scolarisation et extinction

La première année aux pensionnats, on apprenait aux élèves la pratique de la propreté, de l’obéissance, du respect, de l’ordre, de la bienséance et, au cours des années suivantes, le bien et le mal, l’amour du travail, l’honnêteté, l’économie, l’indépendance, le respect de soi-même, le patriotisme, la charité et comment pourvoir à sa subsistance. La dernière année, on les faisait réfléchir sur les maux résultant de l’isolement des sauvages, sur le travail, les lois de la vie et sur les devoirs privés et publics[6]. Le fait que le Ministère et les Églises reconnaissent que la langue était la partie importante du programme scolaire, prouve bien qu’ils avaient compris que l’obstacle le plus difficile à franchir pour civiliser les élèves consistait à se débarrasser de l’ontologie autochtone. C’est, en effet, par le véhicule de la langue que les parents et la communauté transmettent aux enfants leur héritage culturel. Les agents civilisateurs savaient qu’ils devaient s’attaquer à cet instrument de communication s’ils voulaient obtenir des résultats. Les langues autochtones ne pouvaient servir de véhicule à la civilisation pour ce qui est d’inculquer des idées qui, étant entièrement en dehors de l’expérience et de l’entourage des élèves et de leurs parents, n’y trouvaient aucune expression équivalente[7]. Ces idées étaient les concepts fondamentaux de la culture européenne, son ontologie, sa théologie et ses valeurs. Le Ministère écrivait dans son rapport annuel de 1895 que, sans l’anglais, les autochtones sont handicapés de manière permanente et impossibles à assimiler, car tant qu’ils conserveront leur langue natale, ils constitueront un peuple à part[8]. Cependant, la seule manière efficace d’inculquer l’anglais ou le français, condition préalable à l’application d’une stratégie de civilisation complète, consistait à éliminer les langues autochtones des écoles et de chez les élèves. C’est dans ce but que le Ministère ordonna d’imposer l’usage de l’anglais de préférence au dialecte indien[9].

Chaque étape présentait ses propres difficultés et le Ministère savait pertinemment que sa tâche ne se limitait pas à fournir aux élèves un cycle d’études complet. Voici en effet ce qu’on pouvait lire dans le rapport annuel de 1887 : C’est après que ce cours préliminaire aura été terminé qu’on doit porter le plus grand soin aux élèves […], afin de prévenir un mouvement rétrograde. La plus grande crainte, c’était la régression culturelle. Il fallait éviter que se reforme le lien entre l’enfant et sa communauté; l’enfant ne devait jamais retomber sous l’influence des préjugés et traditions ou retrouver l’état dégradant de la vie primitive[10]. Avant d’éviter cette situation fâcheuse, le Ministère écrivait qui serait préférable d’empêcher ceux qui avaient terminé leur éducation à une école des métiers de retourner aux réserves. Il fallait plutôt les orienter vers le monde non-autochtone et les y fixer en leur donnant un emploi dans le métier qu’ils avaient appris à l’école, les engager […] à aller demeurer en ville, ou dans le cas des cultivateurs au milieu d’établissements de blancs, et arriver ainsi à se fusionner avec la société en général[11]. Cela signifiait non seulement l’intégration d’un nombre croissant de diplômés employables, mais également le déclin progressif et, en bout de ligne, la disparition des communautés autochtones.

[modifier] Constat d’échec

À l’échec du Ministère dans sa tentative d’assimilation vint s’ajouter une réalité encore plus gênante. Tout au long de son histoire, le réseau de pensionnats n’avait jamais réussi à produire de diplômés nantis d’une bonne instruction, alors que c’était une prémisse du plan initial d’émancipation et de la stratégie de développement communautaire conçue par Smart. Tous ces efforts furent assombris par ce qui continuait d’être l’obstacle le plus fondamental. Les programmes scolaires et la pédagogie n’étant absolument pas adaptés à la culture autochtone, les élèves éprouvaient des difficultés d’apprentissage. Cette constatation ne pouvait pas avoir échappé au Ministère et aux Églises, car, à plusieurs reprises, les inspecteurs scolaires provinciaux engagés par le gouvernement, signalaient que ‘’les programmes scolaires en vigueur dans diverses provinces ne convenaient pas nécessairement aux écoles indiennes’’. Un autre inspecteur réclamait la modification de la pédagogie afin de mieux l’adapter aux enfants. Par exemple, il conseillait d’enseigner les matières en tenant compte du contexte indien[12].

Malgré ce constat d’échec, il était impossible de restructurer le système scolaire du jour au lendemain pour l’adapter à ce nouveau principe pour permettre aux enfants de rester dans leur famille et de ne pas les séparer inutilement de leurs parents. Bien entendu, ce changement se fit plutôt progressivement, une école à la fois, à différents moments selon les régions et les circonstances comme la construction de routes vers les collectivités autochtones par exemple. Le réseau de pensionnats n’a donc jamais été homogène. On y retrouvait en même temps des pensionnats classiques qui accueillaient des élèves de localités isolées, des écoles qui étaient à la fois des pensionnats et externats ainsi que des foyers pour les élèves venus de l’extérieur fréquenter les écoles provinciales. Il y avait même des écoles qui étaient à la fois des foyers, des pensionnats et des externats, tenant lieu d’internat uniquement pour les élèves qui fréquentaient une école provinciale des environs, d’internat et d’école pour d’autres et d’école simple pour les élèves externes. Enfin, le Ministère a mis sur pied un programme de placement des élèves des écoles secondaires dans des familles soigneusement sélectionnées, en remplacement de l’hébergement dans les pensionnats classiques.

Pour les élèves en provenance des terres encore vierges de l’Arctique, les pensionnats et les foyers n’avaient pas seulement une mission éducative, ils avaient comme le prévoyait le ministère des affaires du Nord, une fonction plus vaste de socialisation et de civilisation qui contribuait au progrès de l’éducation. Dans le cas des Inuits, par exemple, les services éducatifs présentaient l’avantage d’extraire ces enfants de foyers dépourvus de toutes les habitudes souhaitables d’hygiène, de propreté et de santé, puisque les tentes et les igloos dans lesquels ils vivent sont exigus et que leur mode de vie est primitif. Les pensionnats pourraient offrir aux jeunes élèves des programmes d’hygiène appropriés et, grâce à l’amélioration de leur alimentation traditionnelle, leur donnerait les moyens de mieux poursuivre leurs études, ce qui permettrait leur intégration ordonnée au sein de l’économie blanche[13]. Comme ce fut le cas dans le Sud avant l’intégration des écoles aux systèmes provinciaux, le gouvernement et ses partenaires des églises prétendaient se substituer aux parents autochtones du Nord en leur retirant leurs enfants pour les placer dans des pensionnats où ils pourraient faire face à l’avenir de manière réaliste en devenant de véritables citoyens canadiens. Malheureusement, lorsqu’on dresse le bilan de prétention nationale, que se soit dans le Nord ou dans le Sud, il demeure impossible d’en obtenir un cercle de vie civilisée[14].

[modifier] Négligence généralisée

Malgré les nouvelles orientations et les changements de politique, une même réalité s’impose tout au long de l’histoire des pensionnats. Non seulement le système n’est pas parvenu, comme on le prévoyait, à assimiler les enfants autochtones en les scolarisant, ni même, comme en témoigne le compte rendu établi par Davey en 1968, à leur donner un niveau d’éducation approprié, mais encore il n’a pas su les traiter avec affection. Le gouvernement n’est pas parvenu à faire de ces milieux de vie civilisés, qu’il avait décidé de construire, de financer et d’administrer, des foyers où les enfants seraient, sans exception, bien habillés et bien nourris, logés en toute sécurité et convenablement traités. Les conditions de vie continuellement déplorables qu’offraient les écoles et les soins médiocres dispensés aux enfants étaient dus à un certain nombre de facteurs : sous-financement constant du réseau d’écoles par le gouvernement et les églises, méthodes de financement des établissements, incapacité du ministère à exercer une surveillance appropriée et incapacité du ministère et des églises à garantir le traitement convenable des élèves par le personnel.

Un commentaire écrit en 1936 par A. Hamilton, fonctionnaire du Ministère au Manitoba, au sujet des élèves de l’école située à l’extérieur de Birtle : En toute honnêteté, je dois avouer que tous les enfants ont de bons vêtements, mais que ceux-ci sont conservés pour le dimanche et pour les sorties en ville, autrement dit, ils sont bien habillés quand ils sont susceptibles d’être vus. Ce genre de tromperie était souvent tout à fait délibéré. À Round Lake, chaque chose a pratiquement deux faces, admettait un enseignant; d’un côté, il y a les choses que les inspecteurs voient et notent dans leur compte rendu et d’un autre côté, il y a le quotidien. Ce phénomène était assez répandu. Il était courant pour un fonctionnaire qui voulait donner du poids à son rapport, de commencer par la phrase suivante : Je suis arrivé à l’improviste et aucun préparatif n’avait été fait en vue de ma visite. En effet, lorsque l’arrivée d’un fonctionnaire était annoncée, les administrateurs du pensionnat pouvaient obliger les enfants à se dire heureux des soins qu’ils recevaient. De plus, plusieurs rapports d’inspecteurs ou d’enseignants révèlent que les enfants n’étaient pas toujours bien nourris et bien habillés dans les pensionnats. La nourriture était souvent frugale, les menus laissaient à désirer sur le plan de la quantité et de la qualité. Les enfants n’avaient pas assez à manger et les repas étaient inadaptés aux besoins des enfants.

Les dossiers ministériels contiennent des descriptions qui contredisent l’image peinte par Hamilton lorsqu’il disait avoir vu les élèves de Birtle dans leurs habits du dimanche : Je n’ai jamais vu des vêtements aussi reprisés et déchirés, leurs uniformes sont si vieux et si usés que nous n’osons les montrer à personne, les enfants ne sont absolument pas bien traités; ils n’ont pas de quoi se chausser, etc.; les enfants étaient sales et leurs habits en loques; je n’ai jamais eu dans mon école de petits élèves aussi sales, aussi mal habillés, ni aussi attachants. Les enfants étaient affublés des accoutrements les plus ridicules. Les petites filles se dandinent dans des chaussures aux talons bizarres, beaucoup trop grandes pour elles, ou alors des petites sandales de rien du tout qui ne leur tiennent pas aux pieds, articles bon marché que le directeur achète pour presque rien ou alors des vêtements d’occasion qu’on lui livre en ballots. Les médecins et les agents signalaient aussi dans leurs rapports, les faibles rations alimentaires et le surmenage des enfants. Certains médecins établissaient même un lien entre la malnutrition et la tuberculose. Les fermes de pensionnat vendaient à peu près tout ce qu’elles produisaient. Certaines écrémaient même le lait pour vendre la crème. Les menus se composaient généralement de tartines de graisse ou du bœuf bouilli et des pommes de terre. En fait, les jeunes Indiens étaient moins bien nourris dans les pensionnats que s’ils étaient restés dans leurs communautés. Les écoles qui firent partie du réseau des affaires du Nord après 1955, elles aussi avaient leur lot de problèmes et méritaient les critiques formulées par l’association des directeurs d’écoles. Un bilan sévère de l’état des bâtiments et du fonctionnement de l’école de Fort Providence s’achevait sur la remarque suivante : Je préférerais mettre mon enfant dans une maison de correction que dans un établissement aussi affreux[15]. Comme dans le Sud, les écoles du Nord ne se mettaient pas en quatre pour que tous leurs élèves soient bien habillés, bien nourris, en sécurité et en bonne santé. Un des enseignants de l’école de Coppermine rédigea un rapport remarquable sur un séjour au cours duquel le personnel et les enfants font une expérience satisfaisante et heureuse bien que les locaux fussent extrêmement froids puisque toute la chaleur s’échappait par les cheminées qui présentaient un risque permanent d’incendie; les vêtements des enfants n’étaient pas adaptés et on leur servait la plupart du temps du corned-beef et du chou, menu tout à fait différent de leur alimentation traditionnelle, tandis que les enseignants mangeaient leur ration mensuelle d’aliments frais à la même table, afin de donner aux jeunes l’occasion d’imiter leur tenue à table. Après une visite au centre de formation professionnelle de Churchill, installé dans des anciens baraquements militaires, un psychologue-conseil faisait remarquer qu’il comprenait maintenant ce qu’un rat pouvait ressentir lorsqu’on le place dans un labyrinthe.

Lorsqu’on se penche sur la longue histoire administrative et financière des pensionnats, sur la façon dont le projet éducatif fut mis en place, on ne peut que conclure que les Églises et le gouvernement ne se sont pas occupés des élèves attentivement dont ils étaient censés remplacer les parents. Bien que cet état de choses soit attribuable à des problèmes inhérents au système, en particulier au manque de ressources financières, la persistance de ces problèmes et la négligence chronique des enfants ne peuvent s’expliquer que par un autre manque : l’absence de ressources morales, la déresponsabilisation du tuteur. Les innombrables rapports dénonçant les conditions dans lesquelles vivaient les enfants affamés, mal nourris, mal habillés, mourant de la tuberculose, surmenés ne parvinrent pas à amener les Églises, ni les gouvernements successifs à dépasser le stade du vœu pieux et à adopter des mesures de redressement concertés et efficaces. Aucune mesure n’étant prise pour remédier à la situation, la négligence devint une habitude qui finit par passer inaperçue. Cependant, cette négligence ne représentait qu’un aspect de l’attitude irresponsable des Églises et du gouvernement qui se manifesta de manière encore plus saisissante dans la discipline sévère, la cruauté excessive et les abus dont furent victimes plusieurs générations d’enfants dans les pensionnats. Tous connaissaient les mauvais traitements des enfants mais personne ne venait au secours des enfants qui avaient été enlevés à leurs parents et ironiquement, avaient été soustraits à la négligence de leur famille[16].

[modifier] Discipline et mauvais traitements

Au cœur du projet d’éducation en pensionnat, de l’école en tant que foyer et havre de soins maternels, persistait une sombre contradiction, voire un élément intrinsèque de sauvagerie dans les méthodes employées pour civiliser les enfants. Les termes mêmes dans lesquels était formulé ce projet révélaient ce qui devait être la nature essentiellement violente du système scolaire qui attaquaient les enfants et leur culture. La prémisse fondamentale de la resocialisation, de la grande transformation de l’état sauvage à l’état civilisé reposait sur la violence. Afin de tuer l’Indien au sein de l’enfant, le ministère s’efforçait de trancher l’artère grâce à laquelle la culture se communiquait d’une génération à l’autre et qui était, entre parents et enfants, le lien profond soudant la famille et la communauté. À la fin, c’est-à-dire au moment de l’assimilation définitive, toute trace d’Indien chez les membres de cette race doit être exterminée[17].

Le système de transformation était caractérisé par une sauvagerie latente : le châtiment. Une obéissance prompte et incessante à l’autorité, à l’ordre et à la discipline, ce que Davin appelait les contraintes de la civilisation. Les enfants soustraits à des cultures autochtones permissives se civiliseraient grâce à la discipline et au châtiment et deviendrait progressivement des parents civilisés naturellement aptes à exercer une autorité adéquate sur la prochaine génération d’enfants. D’après le projet envisagé, la discipline ferait partie intégrante du programme d’études et le châtiment serait une technique pédagogique essentielle. De l’avis d’un haut fonctionnaire, cette dernière permettrait de créer des conditions qui compléteraient et assisteraient l’enseignement direct[18]. En fait, il prétendait même que, pour ce qui est de l’acquisition de l’anglais, le châtiment garantit une maîtrise plus rapide de la langue que ne le permet l’enseignement direct. L’expérience du père Lacombe, chargé d’administrer l’école de High River, l’amena à conclure que c’est une erreur que de ne prévoir aucune forme de châtiment au sein de l’établissement […] il est absurde de penser qu’un établissement de ce type puisse bien fonctionner dans quelques pays que ce soit en l’absence d’une forme quelconque de coercition qui permette de faire régner le bon ordre et la discipline[19].

Dans un article écrit en 1991, Mary Carpenter fait le récit troublant de ses expériences dans des écoles anglicanes et catholiques. Après une vie entière passée à être battue, à avoir faim, à me tenir debout sur une jambe dans un corridor et à marcher pieds nus dans la neige pour avoir parlé inuvialuktun, et à avoir eu le visage frotté avec une pâte piquante, ce qui nous empêchait de nous exprimer à la manière esquimaude qui consiste à lever les sourcils pour dire oui et à froncer le nez, pour dire non, j’ai vite perdu la capacité de parler ma langue maternelle. Quand une langue meurt, le monde qui l’a engendrée tombe aussi en morceaux. Bon nombre de ces récits, ou d’autres semblables, étaient arrivés aux oreilles des autorités ecclésiastiques et gouvernementales. En 1965, des directeurs de pensionnats et le ministère demanda à six ex-pensionnaires ayant réussi dans la vie de présenter leurs vues sur les pensionnats. Deux d’entre eux firent preuve d’une franchise brutale, qualifiant l’expérience d’insulte à la dignité humaine. L’un des invités énuméra les différentes punitions infligées aux enfants Mohawks. En plus des châtiments corporels habituels, j’ai vu des enfants autochtones à qui on enduisait le visage d’excréments humains […] et d’urine pour les enfants énurétiques, alors que ceux qui essayaient de s’enfuir se faisaient presque toujours rattraper et ramener au pensionnat pour être châtiés. Il reste qu’un certain nombre d’enfants réussirent quand même à s’enfuir et que ces escapades furent fatales pour certains. D’autres choisirent la mort pour échapper à leur supplice. En juin 1 981, au pensionnat Muscowequan, cinq ou six jeunes filles de 8 à 10 ans ont noué des chaussettes et des serviettes et essayé de se pendre.

Un ancien employé d’un pensionnat révéla que le directeur avait l’habitude d’entrer dans les classes et de tirer les enfants par les cheveux pour les mettre debout. Quand de tels incidents se produisaient, les employés ministériels ne s’empressaient pas nécessairement de semoncer les écoles. Un incident survenu à un autre pensionnat illustre bien la réaction la plus typique. Deux garçons, qui avaient reçu un châtiment corporel, portaient des marques partout sur leur corps, derrière, devant, sur les organes génitaux, etc. Écartant la confirmation d’un médecin, l’inspecteur des écoles concéda qu’une telle punition était un peu excessive, mais que puisqu’on avait attrapé les garçons en train de s’enfuir, il fallait faire un exemple. L’application de mesures coercitives visant à faire régner l’ordre et la discipline au point de créer un régime de terreur ponctué d’incidents violents répétés continua d’être la norme dans un bon nombre d’écoles du réseau de pensionnats géré par le ministère fédéral[20].

[modifier] Références

  1. Archives nationales du Canada, Papiers sir John A. Macdonald, vol. 91, Report on Industrial Schools for Indians and Half-Breeds (rapport Davin), 14 mars 1879, pp. 35428-45
  2. Archives nationales du Canada, Documents des Affaires indiennes 10, vol. 6040, dossier 160-2, partie 4, MR C 8153, T. Ferrier, Rapport du Commissaire aux Indiens de l'Alberta à l'Église méthodiste, 1911.
  3. MAINC, dossier 1/25-1, vol. 15, à sir John A. Macdonald, de L. Vankoughnet, 26 août 1887.
  4. Rapport annuel du département des Affaires des Sauvages 1911, p. 277.
  5. David A. Nock, A Victorian Missionary and Canadian Indian Policy: Cultural Synthesis versus Cultural Replacement, Waterloo (Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 1988, p. 73.
  6. Rapport annuel du département des Affaires des Sauvages 1896, pp. 412-413.
  7. Rapport annuel du département des Affaires des Sauvages 1899, p. ii.
  8. Rapport annuel du département des Affaires des Sauvages 1895, p. xix.
  9. Archives nationales du Canada, Documents des Affaires indiennes, vol. 3674, dossier 11422-5 MR C 110118, Le Sous-surintendant général à H. Reed, 24 août 1890.
  10. Archives nationales du Canada, Documents des Affaires indiennes, vol. 3647, dossier 8128, MR C 10113, Macrae au Commissaire aux Indiens, Regina, 18 décembre 1886.
  11. Rapport annuel du département des Affaires des Sauvages 1887.
  12. Archives nationales du Canada, Documents des Affaires indiennes, vol. 8449, dossier 511/23-5-017, MR C 13800, Portage la Prairie, Inspection Report, Eldon Simms, 9 novembre 1944.
  13. MAINC, dossier 603-2, vol. 1, Éducation des Esquimaux, 5 mars 1957.
  14. AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADA (2006) - Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (http://www.ainc.inac.gc.ca/ch/rcap/sgmm_f.html) (28 février 2006).
  15. MAINC, dossier 6-21-1, vol. 4, The National Association of Principals and Administrators of Indian Residences, mémoire présenté au ministère des Affaires indiennes, 1968.
  16. AFFAIRES INDIENNES ET NORD CANADA (2006) - Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (http://www.ainc.inac.gc.ca/ch/rcap/sgmm_f.html) (28 février 2006)
  17. David A. Nock, A Victorian Missionary and Canadian Indian Policy: Cultural Synthesis versus Cultural Replacement, Waterloo (Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 1988, p. 5.
  18. Archives nationales du Canada, Documents des Affaires indiennes, vol. 3647, dossier 8128, MR C 10113, J.A. Macrae au Commissaire aux Indiens, Regina, 18 décembre 1886.
  19. Archives nationales du Canada, Documents des Affaires indiennes, vol. 3674, dossier 11422-2, MR C 110118, Le rév. A. Lacombe au Commissaire aux Indiens, 2 juin 1885.
  20. AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADA (2006) - Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (http://www.ainc.inac.gc.ca/ch/rcap/sgmm_f.html) (28 février 2006)